CONFÉRENCE DU 21 OCTOBRE 2021 : « L’EUROPE DE LA DÉFENSE : FORCES, FAIBLESSES, MENACES ET OPPORTUNITÉS»
Conférence du Général Vincent DESPORTES, compte rendu de Bérénice ROUPSARD
La défense européenne est un sujet très important aujourd’hui, et dans les années à venir. Le monde dans lequel nous vivons est de plus en plus menaçant. Sommes-nous prêts ?
L’armée française ne peut pas relever les défis qu’elle rencontre. Avec un allié américain méprisant, une Chine conquérante et une Russie menaçante, il nous faut repenser notre sécurité nationale et européenne. La réponse aux défis que la France rencontre ne pourra être qu’européenne.
Il faut accepter le monde de demain tel qu’il sera : un monde de puissance et de souveraineté. Il nous faut adopter le langage de la puissance et de la souveraineté.
1/ Constat
Le Général Desportes dresse un constat de la situation en 4 points :
- Le monde créé à San Francisco a vécu, tué par ceux-là même qui l’ont conçu. Les États-Unis ont toujours pensé que leur destin manifeste leur permettait de dominer le monde, et qu’ils n’avaient pas à se plier à la règle. Joe Biden est certes plus poli que son prédécesseur mais il est en réalité tout aussi brutal.
- Le problème de la sécurité collective n’est pas dépassé. On observe une absence de régulation, et des tensions militaires qui ne cessent de croître. Les dépenses militaires mondiales ont atteint leur niveau le plus haut depuis la Guerre Froide. Le budget du Pentagone pèse à hauteur de 39% des dépenses militaires mondiales. Les dépenses de la Chine en matière de défense sont en hausse de 5.5%, et atteignent un niveau à peu près équivalent au budget américain. En parallèle, les dépenses militaires de la Russie, du Japon ou encore de l’Inde ont augmenté.
- La relation transatlantique est détériorée. L’histoire de cette relation est marquée par des coups d’accélérateur et des coups de freins par le grand protecteur, les États-Unis. Ces derniers ont chercher à construire une Europe pacifique et vassale. Souvenons-nous de l’Afghanistan, plus grosse opération européenne, où l’Europe n’y a jamais existé : les commandements ont été utilisés comme supplétive américaine. La France et l’OTAN sont systématiquement relayés au second rang. L’affaire des sous-marins en est un exemple.
- La montée inquiétante de la volonté de puissance chinoise. La volonté de Xi Jinping est de faire de la Chine la première puissance militaire au monde. La Chine sait que son heure est arrivée, et que la Chine est en capacité de détrôner les États-Unis et l’Occident. Xi Jinping veut être au cœur de l’échiquier mondial et imposer son propre modèle.
2/ Discussion
La relation transatlantique va-t-elle se renforcer ou s’affaiblir ? La distanciation entre l’Europe et les États-Unis est inéluctable. Nous sommes cousins, mais des cousins germains. Inexorablement l’Amérique se détourne de l’Europe et se tourne vers le Pacifique. De plus en plus asiatique, de moins en moins caucasien, les Américains s’éloignent des Européens. Bientôt seul une infime minorité américaine s’intéressera au Vieux Continent. Ce pivot vers le Pacifique vient d’être accéléré avec l’affaire des sous-marins australiens. L’élection de Joe Biden ne va pas changer la dynamique en cours. Il est déraisonnable de lier son destin à une puissance dont les intérêts divergent des siens.
L’OTAN est devenue un outil de déresponsabilisation, plus dangereuse qu’utile, créant un faux sentiment de sécurité.
L’OTAN, en état de mort cérébrale, est même devenue une menace pour notre sécurité, en particulier si elle se transforme une alliance anti-Chine.
L’Europe est-elle utile ? L’Europe est indéniablement est nécessaire au monde, l’Occident a perdu son fondateur, les États-Unis. Notre monde a besoin d’une Europe porteuse des valeurs humanistes, et facteur d’apaisement.
L’Europe doit, pour elle-même, ses nation et pour le monde, jouer un rôle de sagesse et d’équilibre.
Aucune de nos nations ne sortira indemnes du choc sino-américain : l’Europe doit parler au monde. Aujourd’hui, elle est un acteur aphone. Or, plus la puissance d’un État est faible et plus sa souveraineté se réduit. La puissance militaire demeure un facteur clé de l’indépendance et de souveraineté. Pour l’instant l’Europe pèse peu dans le jeu international. Pour être entendue, elle doit être forte. La voie ne porte qu’en fonction du calibre des canons.
La défense de la France peut-elle être française ? Penser que la défense de la France peut être exclusivement française est un rêve mortifère. La construction de l’Europe de la défense relève d’un impératif d’échelle. Une puissance moyenne ne peut plus se doter d’un système cohérent. Alors qu’hier, il fallait hier être capable de combattre sur terre puis sur mer, les révolutions technologiques du XXe siècle ont imposé une troisième dimension : l’air et l’espace. Le XXIe siècle, a ajouté le cyberespace. Il faut désormais être capable de se défendre sur le terrain de ces nouveaux espaces tout en continuant d’être capable de se battre sur les anciens.
Seul, un État européen n’est pas en mesure de constituer le budget nécessaire, et de peser dans les 5 espaces d’affrontement. C’est ici qu’apparaît à nouveau la nécessité d’une défense européenne.
L’instrumentalisation de la menace russe ? Le rapport OTAN 2030 ravive l’idée d’une Russie menaçante, qu’il ne faut empêcher de nuire. Dans ce rapport, les Américains instrumentalisent la menace russe de façon à mettre au pas les Européens contre la Chine.
3/ Propositions
Malgré les chocs extérieurs que l’Europe a connu ces dernières années (attentats terroristes, crise migratoire…), l’Europe est mal préparée. L’expérience montre également que les outils de planification sont inadaptés. D’ailleurs, les questions de sécurité sont traitées par la Commission européenne sous l’angle de la sécurité intérieure, et encore peu sous l’angle de la sécurité nationale.
Les Européens doivent donc construire une armée européenne. Il leur faut rationaliser les appareils militaires qui comportent autant de redondances que de déficiences. Il faut consolider la base industrielle et technologique des armées européennes, assurer la relève des grands équipements, accroître les budgets alloués à la recherche de défense, créer une tour de pilotage des crise. A cet égard, le Général Desportes ne voit pas d’autres solutions que de créer un « euro groupe de défense ».
L’initiative européenne d’intervention est un premier pas prometteur, il faut maintenant transformer l’essai. Pour s’imposer comme une puissance à part entière, l’Europe doit promouvoir une voie souveraine singulière et apaisée, être porteuse d’une vision, garantir le respect des valeurs humanistes.
Il faut construire une Europe des nations, celle qui assure l’indépendance dans l’interdépendance. Opposer les souverainetés nationales à la sécurité collective européenne n’a pas de sens. Le renforcement de la souveraineté européenne est une condition sinequanone de la souveraineté nationale.
4/ Conclusion
La croissance économique européenne s’est faite dans l’insouciance : l’heure à sonner d’arrêter cette insouciance. Les Européens sont sortis de l’histoire alors qu’ils l’ont faite. Leur salut suppose qu’ils y rentrent en force. L’Europe économique doit devenir géopolitique. La souveraineté de nos États est conditionnée à l’indépendance de la souveraineté européenne. Les deux niveaux ne sont pas exclusifs l’un de l’autre. Les nation ne pourront pas se protéger et rester elles-mêmes que par l’Europe. Il est temps que l’Europe comprennent qu’elle n’est forte que de ses nations.
Il y a le 62 ans, le Général De Gaulle affirmait « il faut que la défense de la France soit française ». Il est certain, qu’en l’état actuel du monde, il affirmerait aujourd’hui : « Il faut que la défense européenne soit européenne ».
Question : La France souhaite manifestement une défense européenne mais les autres Etats européens le souhaitent-ils? Il semble que non, notamment les pays de l’Est qui pensent que l’OTAN, et donc les Etats-Unis, sont leur meilleur défense contre la Russie, qu’ils considèrent toujours comme une menace.
Plus qu’une question, il s’agit d’un constat. Il est vrai que les Européens se trouvent aujourd’hui face à une difficulté qui est que les pays européens ne partagent pas la même vision stratégique (la France a une vision expéditionnaire, tandis que d’autres ont une vision de défense).
Ceci étant posé, ces pays se rendront compte que les États-Unis ne resteront pas longtemps leur allié. Il est clair que la France a un rôle considérable à jouer dans cette affaire. Il faut être volontariste en matière européenne, et c’est d’ailleurs la force de la politique étrangère française du Président Macron.
Question : Si un conflit lourd survenait en Asie (Taïwan par exemple) quel pourrait être le rôle d’une défense européenne, hormis d’être un supplétif des US ?
C’est une éventualité qui ne doit pas être écartée. Il y a beaucoup de choses à faire avant. Si on intervient aujourd’hui, on constituerait une force supplétive pour les Américains. Il faut éviter la bipolarisation du monde (USA + vassaux / Chine). Il faut s’opposer : la seule figure stable en géométrie est le triangle. Il faut que l’Europe soit une puissance d’équilibre, qui soit capable de parler.
Pour cela, il faut agir dès maintenant. On a peu de temps pour arriver à devenir cette puissance d’équilibre. Les Chinois n’ont pas intérêt à un conflit, ce n’est pas dans la culture chinoise. La culture de Tzu Tzu repose sur l’évitement : il s’agit de gagner la guerre sans faire de bataille. Ils ont davantage intérêt à développer les Routes de la soie. En somme, la Chine a plutôt intérêt à avoir une Europe qui existe. Il est vrai que ce n’est pas trop ce qu’elle fait aujourd’hui : elle essaie plutôt de rallier à elle les États européens de façon bilatérale. Mais elle pourrait changer de méthode.
Question : A votre avis, la France serait-elle jamais prête à placer le commandement des armes nucléaires françaises sous commandement européen commun ? Comment voyez-vous les possibilités d’un siège européen commun au Conseil de sécurité de l’ONU ?
La réponse à cette question est liée à la légitimité d’une autorité européenne. Aujourd’hui, aucune institution européenne n’a l’autorité suffisante pour avoir la légitimité d’utiliser l’arme nucléaire. En revanche, il est clair que les deux questions se posent. Concernant le nucléaire, en France, le Président de la République est le seul à pouvoir utiliser l’arme nucléaire : il faut que celui qui donne l’autorisation de tir ait la légitimité pour l’utiliser. Le Président de la République tient cette légitimité de son élection au suffrage universel direct.
Par ailleurs, il y a un problème technique clair : en France, pour déclencher le feu nucléaire, il faut quelques minutes et une autorité unique ; on imagine mal l’UE agir si vite. Les conditions ne sont pas réunies. Cela pose une vraie difficulté
Questions : Le temps ne viendra-t-il pas d’envisager le réarmement de l’Allemagne, pour un meilleur équilibre européen ? Idem pour le Japon pour un équilibre dans le Pacifique ?
Évidemment, l’Europe a intérêt d’être allié avec le Japon, mais le Japon ne fait pas partie de l’Occident. Par ailleurs, il n’y a pas lieu de parler de réarmement de l’Allemagne car l’armée allemande existe déjà, et est déjà sérieuse. En revanche, il faut qu’elle fasse comme nous : une remise à niveau (entrainement, modernisation). Il faut donc parler de revalorisation de l’armée allemande. Mais, le problème de l’Allemagne réside dans la nécessité d’un réarmement moral : traumatisés par le passé, les Allemands n’ont pas envie de se lancer dans des opérations militaires. Il faut que l’Allemagne décide de payer le prix de sa santé économique : il faut assurer ses responsabilités et ne pas être un passager clandestin.
Question : Vous avez parlé de l’instrumentalisation de la menace russe, quel regard portez-vous sur la Russie ? Quelle devrait être la nature des relations de l’UE avec la Russie ?
C’est important de parler de la Russie. Depuis Catherine II, la Russie est une puissance européenne. La Russie est une nation européenne. Il faut comprendre que le rapprochement de la Russie et de la Chine a été entraîné par les actes des États-Unis contre la Russie. La Russie a intérêt à se rapprocher de l’UE car la Chine va vite devenir une menace. Quant à l’Europe, elle a intérêt de vivre en équilibre avec la Russie.
Question : Quel est ce noyau dur évoqué précédemment ?
On rêve tous de l’Europe des Six. La règle d’unanimité ne marche pas. Il ne faut pas oublier que l’élargissement de l’UE est une volonté américaine qui s’est fait en parallèle de l’élargissement de l’OTAN. Quand on regarde les calendriers, on s’aperçoit que l’élargissement de l’OTAN a poussé l’Europe à s’agrandir. Il existe une volonté américaine de dissolution de l’Europe dans l’espace.