LA SOUVERAINETÉ ALIMENTAIRE DE L’UNION EUROPÉENNE FACE AU DEFI CLIMATIQUE ET À LA CONCURRENCE INTERNATIONALE

Durée de la conférence : 1h30

Intervenant : Clémence DEHUT, chargée d’études économiques à l’Assemblée Permanente des Chambres d’Agriculture

Communication et logistique : Eric CAMPION, Julien PIEL, Bérénice ROUPSARD

Animation : Eric CAMPION, Bérénice ROUPSARD

Propos introductifs d’Eric Campion, Président du Comité Français de l’Union Paneuropéenne

Il est indispensable à notre survie d’affirmer la souveraineté alimentaire. Les agriculteurs et les éleveurs européens se trouvent aujourd’hui face à de nombreux défis : concurrence internationale, nouvelles technologies ou encore crise climatique.

Conférence de Mme Clémence DEHUT, Chargée d’études économiques à l’Assemblée Permanente des Chambres d’Agriculture

  1. Propos introductifs : définition de la souveraineté alimentaire

Un bon exposé commence toujours par une bonne définition.

Pour commencer, il est important de bien différencier la souveraineté alimentaire et la sécurité alimentaire. Si ces deux notions sont apparues dans les années 1980s, elles ne désignent pas tout à fait la même chose.

  • La souveraineté alimentaire est le fait d’être autonome dans sa stratégie et sa politique agricole, et d’avoir les moyens et ressources de produire sa propre nourriture sur son territoire national. Elle est liée à la notion d’indépendance. Cette notion a évolué avec notamment la prise en compte du développement durable.
  • La sécurité alimentaire est le fait de donner de façon constante l’accès  à une alimentation nutritive et en quantité suffisante à une population. Peu importe que les denrées soient produites sur le territoire national ou qu’elles soient importées.

La notion de souveraineté alimentaire a été créée par la Via Campesina, un mouvement international qui défend les droits des paysans et petits producteurs. La souveraineté alimentation, dans sa définition d’origine, défend les cultures vivrières de pays en développement, et s’oppose au libre-échange.

En France et dans l’UE, la notion de souveraineté alimentaire est aussi utilisée mais son sens diffère de la définition initiale. On observe bien une idée d’autosuffisance, d’autonomie stratégique dans la façon de définir sa politique agricole. Pour autant, cette souveraineté alimentaire n’est pas incompatible avec les règles de l’OMC. Au contraire, dans l’UE, la souveraineté alimentaire est une notion utilisée pour parler de la compétitivité de l’agriculture européenne.

Ainsi, l’UE est  présente sur le marché agricole international, exportant et important des produits agricoles. Surtout, la politique agricole européenne se trouve soumise à des règles internationales externes. Ceci remet en cause la réalité de la souveraineté européenne. Plus globalement, aujourd’hui la souveraineté alimentaire européenne est face à deux défis majeurs : la concurrence internationale et la crise climatiques. Ces deux sujets ont été évoqués dans cet exposé. 

  • L’UE est-elle souveraine du point de vue alimentaire ?

De prime abord, il semble que l’UE est souveraine du point de vue alimentaire. En effet, la politique agricole a même été placée au cœur du projet européen avec la Politique Agricole Commune (1962). Si cette politique a beaucoup évolué, elle est toujours utilisée par l’UE. Aujourd’hui, la nouvelle PAC (2023-2027) s’articule autour de 9 objectifs et intègre des éléments de développement durable

Néanmoins, cette souveraineté alimentaire européenne peut être relativisée. En effet, la politique agricole européenne n’est pas totalement autonome dans la mesure où l’UE est soumise à des règles internationales qui limitent les possibilités de subventionner le secteur agricole. Dans l’Accord sur l’Agriculture (OMC) les subventions ont ainsi été classées en 3 catégories, aussi appelées « boîtes ». En vertu de cette réglementation, seules les subventions qui ne créent pas de distorsions de concurrence sont autorisées (ces dernières correspondent à la boîte verte). L’UE s’est efforcée de faire passer ses aides au secteur agricole dans la « boîte verte » (subvention accordée). Ainsi, même si l’UE essaie d’avoir une politique agricole autonome, elle ne s’en trouve pas moins contrainte. Or, ce cadre international n’est pas respecté par les autres puissances agricoles : certains pays ne le  respectent pas (ex : Russie).

Par ailleurs, se pose la question des disparités internes en matière de politique agricole au point que l’on parle aujourd’hui de « souverainetés alimentaires » au sein de l’UE. A ce propos, on peut considérer que la dernière PAC participe à la renationalisation de la politique européenne en prévoyant que chaque pays définisse de son  côté son propre plan stratégique national (PSN) pour atteindre les 9 objectifs fixés par la nouvelle PAC.

Enfin, alors que l’UE apparaît comme une puissance agricole, grâce à une balance commerciale excédentaire dans le secteur de l’agro-alimentaire et une parfaite intégration dans le commerce international de denrées agricoles, elle est dépendante de l’importation pour certains produits. En l’occurrence, l’UE est dépendante concernant le café, le cacao, les fruits exotiques ou encore les oléo protéagineux (comme le soja). Si l’on prend l’exemple du soja, l’UE n’est pas du tout auto-suffisante. Le taux de d’autosuffisance en soja dans l’UE est de 5% (2017), alors même que le soja est utilisé dans l’élevage. En outre, là encore, on observe des disparités internes importantes. Certains Etats membres sont ainsi en déficit commercial dans le secteur de l’agroalimentaire.

Ainsi, si l’UE définit de manière relativement autonome sa politique agricole et s’impose clairement comme une puissance agricole internationale, sa souveraineté alimentaire de l’UE peut être questionnée et relativisée.

  • La souveraineté alimentaire européenne face au défi climatique et à la concurrence internationale

Les règles environnementales et sanitaires européennes sont plus strictes qu’ailleurs. En effet, l’UE applique le principe de précaution selon lequel un produit pour lequel il y aurait un doute quant à ses effets sur la santé et/ou l’environnement n’est pas mis en vente. Ce principe s’oppose au principe anglo-saxon de la preuve qui consiste à autoriser la vente d’un produit, tant qu’aucune preuve tangible de son caractère néfaste n’est apportée. Cela créé des distorsions de concurrence. D’ailleurs, les règles de l’UE sont généralement plus strictes que le Codex alimentarius qui a une portée limitée et qui fait l’objet de nombreuses dérogations.

De facto, les produits européens sont pénalisés dans le jeu de la concurrence internationale. Si l’on prend le cas des lentilles, la moitié des lentilles importées en Europe vient du Canada. Alors que les lentilles françaises et canadiennes ont un prix de production équivalent, le coût de revient est différent. Ceci s’explique par le fait qu’au Canada l’utilisation du glyphosate jusqu’à 4 jours avant la récolte et d’un autre herbicide (le sencoral) interdit dans l’UE est autorisée. Les lentilles européennes se trouvent donc plus vulnérables, ce qui augmente leur coût de revient, et affecte leur compétitivité.

A cet égard, le Green Deal, ambitieux sur le plan environnemental, aurait un effet néfaste sur la compétitivité de l’agriculture européenne. Les études prévoient entre 7 à 20% de baisse de la production. Donc perte de la souveraineté alimentaire.

L’UE est très intégrée dans le libre-échange. Elle a une politique commerciale très ouverte. Elle négocie depuis longtemps des accords de libre-échange. Depuis 2011, ces accords sont dits « de nouvelle génération ». Au-delà des barrières tarifaires au commerce, ces accords suppriment les obstacles techniques aux échanges (barrières non-tarifaires). La signature d’accords de libre-échange permet d’avoir de nouveaux débouchés et constitue un outil géopolitique. Certes, ces accords de nouvelle génération comprennent un chapitre sur le développement durable, mais ce sont souvent des engagements de bonne foi, et un litige sur le plan environnemental ou plus largement du développement durable est réglé par une procédure peu contraignante (différente de la procédure de règlement des différends commerciaux).

Cette politique environnementale ambitieuse s’oppose à la politique commerciale très ouverte de l’UE. En effet, les échanges commerciaux constituent un outil de géopolitique majeur, et sont économiquement importants pour développer de nouveaux débouchés. Cette opposition pourrait avoir un impact néfaste pour la production agricole européenne. On peut notamment craindre une multiplication des distorsions de concurrence et une délocalisation de la pollution agricole (disparition progressive de l’agriculture européenne au profit de l’agriculture de pays tiers dans lesquels la règlementation est moins contraignante).

Pour la Commission européenne, la politique environnementale et la politique commerciale de l’UE ne sont pas si antithétiques. Selon cette institution, l’UE est non seulement une puissance agricole, mais aussi une puissance normative qui a le pouvoir d’influencer le comportement des autres puissances. Il s’agirait d’une puissance normative. Cette vision est partagée par le Président français. 

  • Initiatives dans le cadre de la présidence française du Conseil de l’UE

Dans le cadre de la présidence française du Conseil de l’Union européenne, le Président Macron s’est engagé à défendre les mesures miroirs. Ces dernières consistent à  imposer les normes environnementales européennes aux partenaires commerciaux de l’UE. Les importations européennes devront donc être conformes aux productions européennes. A cet égard, il faut rappeler qu’il existe déjà un principe de réciprocité des normes sur certains produits au sein de l’UE (ex : interdiction de l’importation de cerises traitées au diméthoate, bœuf aux hormones…). De récentes études ont validé la compatibilité de ce dispositif avec les règles de l’OMC (voir rapport d’Interbev, de la Fondation Nicolas Hulot et de l’Institut Veblen, 2021). Ainsi, trois types de mesures miroirs sont inscrits sur l’agenda politique :

  • Interdiction des importations de produits d’origine animale pour lesquels il a été fait usage d’antimicrobiens promoteurs de croissance
  • suppression des tolérances à l’importation de produits contenant des résidus de pesticides interdits dans l’UE
  • lutte contre la déforestation importée.

Ces mesures risquent de ne pas voir le jour, et peuvent être contestées : faible probabilité d’un alignement des 27 Etats Membres ; ces mesures nécessitent de mettre en place des contrôles ce qui est parfois compliqué et contesté par les pays tiers ; risque de mesures de rétorsion par nos partenaires commerciaux sur nos produits compétitifs ; ces mesures seraient d’ailleurs difficile à justifier ; elles pourraient être sources de litiges à l’OMC ; enfin l’adoption de telles mesures demande du temps.

  • Propositions

Clémence Dehut a formulé trois propositions, qu’elle admet utopistes.

  • Négocier des accords bilatéraux avec un chapitre développement durable strictes
  • Réformer l’OMC pour y inclure des clauses environnementales plus strictes
  • Soutenir la transition au-delà des frontières européennes

Question/Réponses

  • Votre exposé est accablant mais juste. L’opposition entre la politique commerciale et la politique environnementale illustre l’incohérence de l’UE. Il faut impérativement que l’UE fasse un recensement des productions de proximité et éduque les jeunes à la consommation de proximité.
    • Clémence Dehut (C.D) : Il faut que la politique européenne soit cohérente. D’un côté l’UE, puissance agricole internationale, veut imposer ses normes environnementales, de l’autre, elle exporte vers les pays africains de la poudre de lait écrémée contenant de l’huile de palme. Se pose clairement la question de la place de l’UE sur la scène internationale et sa capacité à faire appliquer ses normes.
  • L’UE apparaît complètement naïve sur les règles de l’OMC, alors que nos partenaires ne les suivent pas. Comment donner une impulsion politique alors que l’UE ne peut pas le faire si elle continue de suivre les règles de l’OMC ?
    • C.D : Je suis d’accords, mais la Commission ne se détourne pas de son discours.
    • Intervenant : Quid du lobbying ? A mon sens, la souveraineté alimentaire passe par une clause de la préférence nationale. Cela veut dire qu’il faut privilégier la production de proximité. Nous n’avons aucun intérêt à se laisser imposer des normes simplement en ne voulant pas amodier un peu le rendement.
  • Que faire du principe de précaution vis-à-vis des NBT (New Breeding Technologies) ? Est-ce que l’on pourrait évoluer vers un principe de la preuve pour bénéficier de ces nouvelles technologies ou le principe de la preuve est-il immuable nous privant de ces nouvelles technologies ?
    • C.D : Si à cause du principe de précaution l’UE n’est pas capable de s’adapter, il est clair qu’elle risque de perdre en souveraineté. Il faut savoir évoluer.
  • Beaucoup de mesures consistent  à augmenter les exigences règlementaires vis a vis des pays concurrents. Mais quelle est la clé pour mieux aider au développement des produits agricoles sains et qualitatifs issus des territoires européens (sans que ce soit considéré comme une aide directe) ?
    • C.D : Pour répondre, je vais prendre un exemple très concret : le lait bio en crise de surproduction. Pour pallier cette situation, on peut penser à une idée qui a été portée par la convention citoyenne pour le climat : le chèque alimentaire. L’idée était de proposer une somme d’argent destinée à l’achat de produits bio/locaux à des personnes à faibles revenus chaque mois. Ce serait bénéfique pour ces personnes, et ce serait bénéfique pour les agriculteurs français. Le gouvernement l’a pour l’instant mis de côté. C’est intéressant de se concentrer sur la demande et de développer une politique d’aide à la demande. Concernant la communication, le Ministre parle beaucoup d’étiquetage, mais ces moyens ne sont peut-être pas suffisants.
  • Quid de l’attrait du métier d’agriculteur ? Les nouvelles technologies pourraient-elles être attractives ? Comment faire pour que l’Humain soit pris en compte ?
    • C.D : Le problème du renouvellement des générations est important. On perd chaque année 2000 éleveurs bovins. Les nouvelles technologies représentent un coût, et pourraient d’abord être utilisées par les grandes structures. Aujourd’hui les éleveurs et agriculteurs sont inquiets par le climat de compétitivité internationale.
    • Intervenant : La question de la formation est centrale dans ce problème. Il y a un réel besoin en moyens matériels mais aussi humains : en 2020, on observe une baisse de 220 professeurs (équivalents temps plein) dans ce secteur. Il faudrait rendre attractives les formations et réinvestir dans les territoires ruraux et dans les formations. Le cas échéant, les centres de formation vont fermer faute d’élèves et faute de professeurs. Il faut également permettre aux collectivités de gérer la logistique du dernier kilomètre.
  • Sommes-nous désormais à l’abri de crises sanitaires semblables à celle de l’encéphalopathie bovine spongiforme ?
    • C.D : Non, les études montrent que nous ne sommes pas à l’abri de nouvelles crises sanitaires, notamment liées à l’agriculture intensive.
  • Qu’en est-il de l’utilisation du glyphosate ?
    • C.D : L’autorisation devrait être renouvelée. Cela s’explique par le fait que si on interdit un produit, il faut pouvoir proposer une solution alternative. Pour le moment, nous n’en avons pas.
  • Quels sont les interlocuteurs européens et sont-il d’accord ?
    • Le Parlement, le Conseil de l’UE et la Commission européenne participent à la définition de la politique agricole européenne. Ils ne sont pas toujours d’accords. Par exemple,  concernant les mesures de réciprocité tandis que le Conseil n’est majoritairement pas d’accord (ex : rejet de la suppression des tolérances à l’importation de produits contenant des résidus de pesticides interdits dans l’UE), au Parlement beaucoup de députés soutiennent ces mesures. On voit qu’il y  a des idées différentes.

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