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Atelier « Territoires d’outre-mer et géopolitique »note d’orientation

2 éme Université d’été de Pan Europe du 10 septembre 2022

Cette contribution a trois sources principales : les échanges intervenus lors de l’atelier précité,  la note de l’administrateur général  des affaires maritimes M. Vermeulen sur « les outre-mer, force ou faiblesse pour une Europe puissance » et celle de l’auteur de ces lignes sur « les enjeux maritimes des outre-mer français ». Ces deux textes sont publiés sur le site de Pan Europe.  

1-L’Europe , un archipel qui s’ignore

1.1- Grâce à ses outre-mer l’Europe dispose d’un vecteur de puissance et d’influence

L’UE,  c’est non seulement une grande partie du continent européen,  mais, on le sait moins, c’est aussi la plus grande zone économique exclusive (ZEE[1]) du monde, devant les États-Unis, du fait des façades côtières et outre-mer des territoires de ses membres. Elle compte, de ce fait, de très nombreuses îles. Environ 2 400 qui accueillent près de 5 % de la population de l’UE, c’est-à-dire 20 millions d’habitants.

Ces régions insulaires de l’Union rassemblent aussi bien des pays, comme l’IrlandeMalte ou Chypre que des archipels ou îles rattachés à des États membres comme les îles grecques de la mer Égée ou la Corse en France ou des régions d’outre-mer comme les îles françaises des Antilles ou du Pacifique. Avec ses îles, elle a une présence sur tous les océans, ce qui lui donne un avantage géopolitique et géostratégique, pour peu que l’Europe se pense en puissance mondiale.

Dans ce cadre, la France dispose du plus grand territoire ultra-marin

Grâce à ses territoires ultramarins et aux ZEE attenantes (97% du total national), la France dispose aujourd’hui du deuxième espace maritime mondial (10,2 millions de km²), immédiatement après celui des Etats-Unis. Et c‘est au sein de ces zones ultramarines que se concentrent près de 10 % de la biodiversité mondiale avec 13 000 espèces endémiques et 20 % des atolls.

1.2-Des territoires ultramarins aux statuts variants selon leur niveau d ‘intégration à l’UE

On distingue :

  • – les régions ultrapériphériques [RUP, article 349 du Traité sur le Fonctionnement de l’UE) : territoires les plus intégrés à l’UE. Ils font généralement partie de la zone euro et de la zone TVA, s’intègrent complètement dans le droit européen avec parfois quelques exemptions qui leurs sont favorables. Dans la plupart des cas, ces territoires font partie de l’espace Schengen. On en compte 9 : la Guadeloupe, la Martinique, la Guyane, Saint-Martin [partie française] et Mayotte (France), les Canaries (Espagne), les Açores et Madère (Portugal).
  • les Pays et Territoires d’Outre-Mer [PTOM, article 198 du TFUE), ces territoires sont moins intégrés. Ils n’appartiennent pas à l’UE : ils ne font généralement pas partie de la zone euro, connaissent une application minimale du droit européen et ne font pas partie de l’espace Schengen et de la zone TVA. Il s’agit de territoires intermédiaires entre les RUP et les pays ACP (Afrique Caraïbes Pacifique). On y retrouve la Polynésie française, la Nouvelle-Calédonie, Wallis-et-Futuna, les Terres australes et antarctiques françaises, Saint-Barthélemy, Saint-Pierre-et-Miquelon (France), Aruba, Curaçao, Bonaire, Saba, Saint-Eustache, Saint-Martin [partie néerlandaise] (Pays-Bas) et le Groenland (Danemark).
  • Les autres territoires à statut spécifiques : d’autres territoires disposent d’un statut spécifique comme Ceuta et Melilla (Espagne) ou les îles d’Åland (Finlande) qui font partie de l’UE ou les îles Féroé (Danemark) et Clipperton (France) qui ne font pas partie de l’UE.

2- Un double enjeu apparaît, celui de la souveraineté et celui du développement économique.

2.1–Un enjeu de souveraineté

La mer est source de crises, de tensions, de rivalités, qui portent sur le contrôle des ressources, la maîtrise du commerce et des routes maritimes.

En premier lieu, la France est exposée à une période d’affaiblissement de notre présence de souveraineté dans les outre-mer, dû à un retard dans les décisions de renouvellement de nos moyens. Certes, nous disposons d’une présence militaire permanente globale, avec cinq forces de souveraineté aux Antilles, dans la zone sud de l‘Océan Indien, en Polynésie française et en Nouvelle-Calédonie. Mais si ces forces de souveraineté rassemblaient en 2008 8 700 hommes et femmes , elles ne sont plus que 7 150 en 2022 . Cette période d’affaiblissement de notre présence de souveraineté dans les outre-mer est consécutive au retard pris dans les décisions de renouvellement de nos moyens. Notre présence maritime outre-mer reposait sur le programme ancien des patrouilleurs P400, mis en service dans les années 1990. Ils arrivent aujourd’hui en fin de vie, et certains ont déjà été désarmés. Ils doivent être remplacés par des patrouilleurs de nouvelle génération, les Patrouilleurs outre-mer (POM).

En deuxième lieul’objectif est bien de défendre l’inaliénabilité des territoires français, souvent contestée (îles éparses, Tromelin, Clipperton, Mathew et Hunter au large de la Nouvelle-Calédonie, Mayotte) et des plateaux continentaux (Saint-Pierre, collectivités du Pacifique.[2]La délimitation du domaine maritime est parfois disputée.  Juan de Nova, les Glorieuses, Europa, Bassas da India… ces poussières d’empire français, oubliées dans l’Océan Indien, répertoriées sous le nom d’Iles Eparses,  attisent les convoitises des Etats riverains du canal du Mozambique, les eaux territoriales françaises représentant plus de la moitié de l’étendu de ce canal, riche en potentialité de d’hydrocarbures  ( – à 12 milliards de barils). Des Etats voisins remettent en cause nos zones économiques exclusives. Ces contestations impliquent que les dispositifs de contrôle et de surveillance soient accrus et optimisés pour lutter non seulement contre l’immigration clandestine, mais aussi contre le narcotrafic, le pillage des ressources halieutiques, les pêcheurs illégaux, la réapparition de la piraterie, le terrorisme. Le champ de l’action de l’Etat en mer s’est en conséquence élargi à ces actions, au-delà de celui traditionnel du sauvetage. L’action de l’Etat en mer s’est ainsi diversifiée, mais s’est aussi militarisée. Nos moyens capacitaires doivent être renforcés tels les drones, où la France prend du retard, ou les radars de surveillance. Les pouvoirs publics se sont engagés à affecter 7 nouveaux patrouilleurs pour les territoires d ‘outre-mer. Chaque zone maritime ultramarine devrait être dotée d’un bâtiment multi-missions (B2M), d’une frégate et de deux patrouilleurs.

En dernier lieu, la dimension militaire des fonds marins, offerte par notre présence dans les outre-mer, est enfin prise en compte. Le ministère des armées a défini une doctrine sur ce sujet, qualifiée de « stratégie du ministère des armées de maîtrise des fonds marins ». En effet, le fond des océans abrite de nombreuses infrastructures vitales comme les câbles sous-marins et les réseaux de distribution d’hydrocarbures. Des ressources naturelles y sont régulièrement découvertes et convoitées, engendrant des velléités d’appropriation par des États qui n’hésitent pas à enfreindre les règles de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer . La doctrine des Armées est ainsi définie comme «l’ensemble des opérations conduites vers, depuis et sur les fonds marins et associant des systèmes pouvant opérer de manière autonome ou en réseau, les opérations de maîtrise des fonds marins (OMFM) s’articuleront autour des trois fonctions « connaître », « surveiller » et « agir ».

2.2 Dans ce contexte la priorité géopolitique porte sur la zone indopacifique[3]

L’Indopacifique: centre de gravité du monde, concentrant 60 % de la population mondiale, un tiers du commerce international,  devrait représenter, d’ici 2030, environ 60 % du PIB mondial, mais aussi 30 % des dépenses militaires mondiales. 

Grâce à ses 6 territoires du Pacifique et de l’Océan Indien, la France est une nation souveraine de l’Indopacifique qui abrite 1,6 million de citoyens français. La France a récemment pris la mesure de cet enjeu lors du sommet France-Océanie de juillet 2021, où un volet de lutte contre les trafics et contre la pêche illégale a été affirmé.

Mais des menaces nombreuses persistent  : pêche illégale de plus en plus en plus violente, narcotrafics, réarmement naval dans l’Indopacifique, développement du cyberwarfare à proximité des câbles sous-marins par lequel transitent 95 % des donnés mondiales…
Or, les moyens militaires français et encore moins européens de surveillance et de protection ne sont pas la hauteur des enjeux

Une prise de conscience récente mais balbutiante et limitée de l’UE de l’importance cette zone du fait des choix diplomatiques de Pékin, et ses prétentions en mer de Chine méridionale. Paris, Berlin en septembre 2020, puis Amsterdam en novembre 2020 ont proposé un concept de stratégie pour la région Indopacifique.  Mais l’initiative est limitée à ces trois pays.

Au moins deux étapes supplémentaires pourraient être activées :

  • L’élargissement des États de l’UE à la formulation d’une stratégie européenne en Indopacifique.

2.3-Un enjeu économique

-Une faible part des activités marines dans les économies ultramarines : en 2015 2,4% de l’emploi salarié outre-mer (sauf la Polynésie 9 % des emplois marchands). 

-le secteur de la croisière, important en Polynésie française et en Nouvelle-Calédonie,  a besoin de dispositifs d’aides à l’investissement en vue de rénover et de décarboner ses navires. Quant au secteur des activités nautiques, il doit être soutenu aux Antilles et développé dans l’océan Indien où des marges de progrès existent.

-des perspectives de développement  dans l’économie bleue autour des énergies marines renouvelables au potentiel encore inexploité dans la quête des énergies durables et responsables, une exploration des fonds marins  capitale pour l’avenir scientifique et économique français, tant pour l’analyse des conséquences du réchauffement climatique et la connaissance des biodiversités qu’ils recèlent que pour la valorisation potentielle des ressources qui s’y trouvent, qu’elles soient minérales, végétales ou animales

-un soutien nécessaire au secteur portuaire devrait également être davantage soutenu. Des travaux importants de modernisation doivent être effectués pour augmenter les tirants d’eau, disposer de longueur de quais plus importante et bénéficier de portiques suffisamment nombreux pour les opérations de chargement et de déchargement, alors que, nos ports ultramarins ont encore une vision purement patrimoniale du foncier portuaire. Le gouvernement Castex a validé une stratégie nationale portuaire, qui s’applique aux ports d’outre-mer. Elle reposera sur deux volets, la numérisation et le verdissement.

-des freins spécifiques : déficit de formation des populations ultramarines aux métiers de la mer, manque d’ingénierie, et au-delà des fragilités économiques (économie sur administrée, faiblesse industrielle) et des fragilités sociales (grèves à répétition, PIB inférieur à celui de l’Hexagone ) et une zone d’aléas climatiques (submersions, cyclones)

-ces fragilités sont néanmoins compensées par les programmes financiers de l’UE. 13 Mds€ de fonds structurels versés aux RUP sur la période 2014-2020. 17 Mds€ prévus pour celle de 2021-2026. Pour les PTOM 500 M€ sont prévus pour la période 2021-2027 contre 360 M€ sur la période 2014-2020. 

De son côté, le Plan de relance français prévoit 4 Mds€ pour les outre-mer (Etat et coll. loc)

– une opportunité : les grands fonds marins. Une « stratégie nationale d’exploration et d’exploitation des ressources minérales dans les grands fonds marins » a été arrêtée par le gouvernement en janvier 2021. Le président Macron a réaffirmé, à l’occasion de la présentation du Plan France 2030, l’ambition de la France de connaître et d’explorer. Car la France a investi dans des permis ; elle possède déjà deux permis de l’Agence internationale des fonds marins (AIFM), alors qu’il existe seulement trente permis délivrés dans le monde. Notre pays dispose d’opérateurs historiques, tels l’IFREMER, dont les moyens pour descendre dans les grands fonds peuvent faire pâlir d’envie de nombreux Etats

3- On ne peut que plaider pour que l’UE investisse fortement dans ses territoires insulaires

3. 1- Une première avancée encourageante mais timide : la Résolution du Parlement européen de juin 2022 promouvant l’idée d’un « Pacte des îles »

Dans cette résolution, les parlementaires européens manifestent leur conviction qu’avec ses îles, l’Europe a une présence sur tous les océans, ce qui lui donne un avantage géopolitique et géostratégique, pour peu que l’Europe se pense en puissance mondiale. Ils plaident pour que l’UE augmente son investissement dans les îles et établisse des stratégies d’intégration, soulignant que l’insularité constitue un handicap structurel permanent. L’effort préconisé porte sur nombre de secteurs, tels le changement climatique  (les îles abritent une grande part de la biodiversité mondiale), la transition énergétique, l’accès à l’eau, le développement économique et social (majoration demandée du FEDER et du FSE), l’agriculture, l’accès aux services publics.

3.2- Une prise de conscience aussi de la part de l’exécutif européen

Avril 2021,  adoption d’un document du Conseil de l’Union européenne sur « une stratégie de l’Union européenne pour la coopération dans la région indopacifique»,  reconnaissant que « les États membres sont conscients de l’importance que revêt une présence navale européenne significative dans la région indopacifique », lequel  ne mentionne que brièvement les territoires ultramarins français, ceux-ci ne figurant que dans une note de bas de page, alors que la France est le seul pays à avoir des territoires dans la zone indopacifique

Les outre-mer ne sont pas encore suffisamment considérés comme de véritables relais d’influence régionale de l’UE, comme le soulignait le récent rapport du Sénat sur les outre-mer au cœur de la stratégie maritime nationale (2012)La crise de l’accord Aukus entre les USA, l’Australie et le Royaume Uni , n’a pas arrangé les choses.

3.3 Des efforts restent à fournir

Le rapport du Sénat précité donne quelques pistes intéressantes.

  •  La nécessité pour la France de regagner une crédibilité politico-militaire, en réinvestissant. le déploiement de forces depuis les territoires ultramarins de la zone. Les moyens militaires dans la zone indopacifique sont aujourd’hui loin d’être au niveau. 
  • La conduite d’actions de coopération régionale en matière de sécurité océanique et d’accès à l’espace et aux ressources maritimes : nos ports, stratégiquement placés à proximité des routes maritimes,  peuvent être des hubs régionaux,  leaders en matière de redistribution régionale de marchandises, ce qui suppose une mise à niveau des infrastructures des ports (tirants d’eau, services de réparation navales).
  • L’augmentation de la résilience des câbles sous-marins, aujourd’hui vulnérables dont il faudrait augmenter la redondance.
  • Le développement des formation maritimes des populations ultramarines

Conclusion

Les outre-mer peuvent être des relais d’influence pour la France et pour l’Europe, , pour peu que l’Europe se pense en puissance mondiale.

Marc Bayle, préfet honoraire


[1]  Une ZEE est, d’après le droit de la mer, un espace maritime sur lequel un État côtier exerce des droits souverains et économiques en matière d’exploration et d’usage des ressources naturelles. Elle s’étend à partir de la ligne de base de l’État jusqu’à 200 milles marins (370,42 km) de ses côtes au maximum, au-delà il s’agit des eaux internationales.

[2] Le 17 mai 2013,l’Assembléee générale de l’ONU a voté une résolution reconnaissant «  le droit de la Polynésie française à l’autodétermination ».

[3] Le concept Indopacifique suggère l’importance du domaine maritime dans les relations internationales et plus précisément en géopolitique. Support de la mondialisation d’une part, de la cristallisation de tensions entre États ou acteurs non-étatiques d’autre part, la mer, en particulier de la façade asiatique du Pacifique à l’océan Indien, est un support privilégié de la réflexion stratégique des puissances. Chacune d’entre elles développe sa propre interprétation. En ce sens, l’Indopacifique, d’abord par sa géographie (routes maritimes, détroit, diversités des configurations maritimes, zones portuaires, corridors vers l’intérieur des continents etc.), puis par la densité des formes de rivalités et des tensions, fait l’objet d’une attention soutenue dans les milieux stratégiques et diplomatiques

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