COMPTE-RENDU CONFÉRENCE DU 08 JUIN 2021 « LA PLACE DU DROIT DANS L’UNION EUROPÉENNE»
Propos introductifs de M.Terrenoire, Président international de l’Association Paneuropéenne
Le droit est constructeur de notre union. Il est certes une contrainte, mais il est un lien avant toute chose. Il nous permet de faire commun. Alain Terrenoire a notamment fait référence aux conséquences du Brexit pour les citoyens britanniques, qui en décidant de quitter l’Union européenne doivent abandonner les règles du droit européen. Le droit est ainsi essentiel. Néanmoins, il ne faut pas abuser du droit. Dans un certain nombre de cas, la règle européenne est allée trop loin. Il est nécessaire que le droit demeure une force libératrice, et non une puissance contraignante.

Propos introductifs d’Eric Campion, Président du Comité Français de l’Union Paneuropéenne
Afin de lancer le débat, Eric Campion a formulé plusieurs questions à notre intervenant. Parmi lesquelles :
✔ Le droit est-il un malus ou un bonus ?
✔ Peut-il être un instrument de compétitivité ?
✔ Pourrait-il apporter des solutions en matière de réciprocité ?
Conférence de M.Constantinesco, Professeur émérite de droit public et science politique à l’Université de Strasbourg
Le Professeur Constantinesco a commencé sa présentation par un temps de définition. Il a tout d’abord rappelé que l’Union européenne est souvent définie comme une puissance normative, c’est-à-dire, une puissance qui édicte des règles mais qui est aussi soumise à des règles. Ces règles de droit se démarquent des autres systèmes juridiques, et sont source d’inspiration pour les autres pays. Il y a deux sens du mot « droit » :
- Sens objectif : ensemble des règles s’appliquant aux personnes d’un territoire donné. Ces règles sont élaborées par des institutions – en l’occurrence pour le sujet qui nous concerne, les institutions européennes, qui sont composées par des ressortissants des pays européens. Les obligations issues de ce droit européen, tiennent compte des sensibilités nationales.
- Sens subjectif : les droits que chaque sujet de droit peut faire valoir devant les tribunaux. A cet égard, le droit européen est un grand fournisseur de droits subjectifs. Il faut donc voir le droit européen dans ces deux sens.
En réalité, l’UE et son droit constituent une expérience unique : il n’y a pas d’équivalent dans le monde. Par le droit qu’elle produit, l’UE a institué quelque chose de nouveau. (1) Ce droit se combinant aux droits nationaux, la réception du droit européen est parfois complexe car les droits nationaux présentent des aspects délicats, incertains, controversés. (2)
Le droit européen, un droit nouveau à de multiples égards
Le droit européen est nouveau par ses sources. Classiquement, on distingue le droit originaire, c’est-à-dire les traités, du droit dérivé. Au sein de l’UE, on retrouve ces deux sources de droit. D’une part, le droit originaire est les traités constitutifs (Traité de Paris, Traité de Rome, Traité de Maastricht, Traité d’Amsterdam, Traité de Nice, Traité de Lisbonne). Ce qui est intéressant à noter, c’est que ces traités successifs, qui sont à la base du projet européen, ont été négociés, signés et ratifiés. Ils ont été élaborés selon les règles constitutionnelles de chaque Etat.
Ainsi, le droit européen n’a pas été créé ex-nihilo, mais il a des racines internationales et nationales. Notons par ailleurs que ces traités peuvent être modifiés. Les révisions successives ont toujours été soumises à la condition de l’unanimité. Cette condition rend les opérations de révision complexes et longues car cela suppose de prendre en compte toutes les objections qui peuvent se transformer en droit de veto. Il faut en effet deux unanimités successives : au sein de la conférence intergouvernementale chargée d’établir le texte de la révision, et ensuite, il faut que chaque Etat membre ratifie le texte de la révision. On peut alors légitimement se poser la question suivante : ne faut-il pas abandonner ce principe d’unanimité, en introduisant la majorité dans la révision ? C’est d’ailleurs ce que demandait ce mardi 8 juin le Ministre allemand des affaires étrangères, qui a déclaré par voie de presse vouloir introduire la règle de la majorité, afin que Etats membres ne puissent plus abuser de leur droit de veto, et bloquer les institutions. En application de ces traités, les institutions européennes ont le pouvoir d’adopter des règles de droit obligatoires : on parle alors de droit dérivé.. Parmi les plus connues, on retrouve les directives européennes, qui imposent aux Etats des objectifs qu’ils doivent atteindre dans un délai déterminé. Ce droit de l’UE est également un droit nouveau par son mécanisme et son contrôle. En effet, la surveillance du droit européen est confiée à deux juridictions : la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) et le Tribunal de l’UE. La CJUE est centrale dans le respect du droit au sein de l’UE. En effet, les Etats sont eux-mêmes soumis au contrôle de la CJUE. Ainsi, à la demande de la Commission, le recours en constatation de manquement d’État permet de faire constater par la CJUE que tel ou tel Etat membre a manqué à ses obligations. En cas de manquement sur manquement, la Commission européenne peut à nouveau saisir la CJUE qui pourra alors contraindre l’Etat à se conformer en lui imposant des sanctions financières : amendes ou des astreintes par jour de retard. Par ailleurs, dans le cadre de la question préjudicielle (art. 267 du TFUE), qui permet – ou oblige si la juridiction nationale est une juridiction de dernier ressort – à toute juridiction nationale de saisir la CJUE, la CJUE peut se prononcer sur la conformité d’un acte d’une institution au traité mais aussi sur l’interprétation des traités et du droit dérivé. La CJUE dispose ainsi du monopole de l’interprétation. Or, tout traité international habituel ne connaît pas ce mécanisme. En réalité, lorsque les Etats signent un traité, c’est à eux d’en interpréter le texte. Ceci conduit à des interprétations différentes qui peuvent in fine affaiblir le texte et en rompre l’unité. Pour éviter que les traités ne soient interprétés de façon différente, voire contradictoire, par les Etats membres, ce mécanisme a été mis en place. Notons, que les particuliers ont accès à la justice européenne.
Ce droit de l’Union est aussi un droit nouveau en ce sens que l’interprétation de la Cour lui a conféré deux qualités particulières. Le principe d’effet direct, c’est-à-dire la capacité d’une règle de l’UE de produire directement des effets sur les particuliers, effets qu’ils peuvent invoquer devant les tribunaux nationaux, constitue une première particularité du droit européen. Selon la Cour, le droit de l’UE doit recevoir la primauté sur le droit national. En effet, si le droit européen n’avait pas la
primauté sur le droit national, il serait à géométrie variable, ce qui nuirait à l’unité de la législation européenne appelée à régir un espace unique , le marché intérieur. A cet égard, M.Constantinesco a immédiatement précisé que si la CJUE pouvait déclarer la primauté, la souhaiter et la demander aux tribunaux nationaux de l’appliquer en cas de conflit entre une règle nationale et une règle européenne, la Cour n’a pas les moyens de l’imposer effectivement : elle ne peut pas annuler une loi, un règlement, une disposition nationale, encore moins la Constitution. C’est là la grande différence avec une justice fédérale (Cour Suprême américaine). Le juge national, qui a le devoir d’appliquer la règle nationale mais qui doit aussi appliquer la règle européenne, puisqu’il est juge de droit commun du droit européen, se retrouve quelquefois dans une position délicate, pris entre deux maîtres qui lui donnent des ordres contradictoires. Le droit européen est également nouveau par la place croissante qu’il réserve aux droits fondamentaux. Les droits fondamentaux sont prévus de manière générale dans les traités constitutifs, mais il faut souligner que l’UE s’est dotée d’une Charte des droits fondamentaux signée en 200 et devenue droit originaire en 2009 qui a acquis la qualité de droit originaire par le Traité de Lisbonne (2009). On pourrait considérer que cette Charte fasse doublon à la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH). En réalité, la Charte contient des droits nouveaux qui ne pouvaient pas être pensés lors de l’adoption de la CEDH, tels que la bioéthique ou encore la protection des données individuelles, ou de l’environnement.
Enfin, le droit européen est unique et nouveau par sa souplesse, introduite notamment par les articles 326-334 du TFUE qui instituent le mécanisme de coopération renforcée. Ce dernier permet aux Etats qui veulent avancer à quelques-uns sur un sujet d’élaborer des règles qui s’appliquent à eux-mêmes. Encore discrètes, ces coopérations renforcées tendent à se développer. Elles intéressent des domaines qui touchent directement les particuliers : par exemple en matière de divorce, de
brevets, la taxe sur les transactions financières, le parquet européen. C’est peut-être le devenir de l’UE. L’idée est de créer un mécanisme d’entraînement par l’exemple, et de convaincre les autres Etats à se rallier à ces projets.
Les relations entre le droit de l’UE et le droit national, une question qui demeure controversée
La Cour a utilisé dans sa jurisprudence des formules de plus en plus précises pour dire aux juridictions nationales ce qu’elles devaient faire. L’arrêt rendu en 1978 Simmenthal a eu des formules éloquentes : « l’existence du droit de l’UE devrait rendre de plein droit inapplicable le droit national .. le droit de l’UE doit empêcher la formation valable de tous les actes législatifs nationaux incompatibles avec le droit de l’UE ». Mais ces formules ne permettent pas à la CJUE d’annuler une disposition nationale qui lui semble contraire au droit européen. Il y a des exemples où la Cour a été suivie, et c’est souvent le cas. Une constitution a même été
modifiée de cette façon : ainsi l’arrêt Kreil (2000), a considéré qu’en vertu du principe d’égalité entre les hommes et les femmes prévu par le droit européen, que la disposition constitutionnelle allemande interdisant aux femmes d’intégrer l’armée était contraire au droit européen et devait être modifiée. A la suite de cet arrêt, la Loi fondamentale allemande a effectivement été révisée
Mais, deux décisions récentes ont relancé le débat :
Arrêt du 5 mai 2020
Le Tribunal constitutionnel allemand est allé contre un arrêt préjudiciel rendu à sa demande par la CJUE. Etant donné la place éminente de la Cour constitutionnelle
allemande en Europe, cet arrêt a été bouleversant pour le système européen. Le Tribunal constitutionnel a en effet considéré qu’il pouvait ne pas appliquer l’arrêt qu’il avait pourtant sollicité et qu’il pouvait aussi se prononcer lui-même sur la conformité d’un acte européen avec les traités. Il y a quelques jours la Commission décidait d’engager contre l’Allemagne une procédure de manquement à cause de cet arrêt. Il sera certainement très intéressant de voir, si elle est finalement saisie, comment la Cour de justice appréciera ce manquement.
Ceci rappelle une doctrine élaborée aux Etats-Unis, avant la Guerre de Sécession par un sénateur de Caroline du Sud, John Calhoun. Cette doctrine de la “nullification” considérait qu’une loi du Congrès ne pouvait produire d’effets dans un État fédéré si et seulement si cet État accepte cette règle. Si l’on avait suivi cette doctrine, aucune loi du Congrès ne se serait appliquée uniformément sur tout le territoire américain… La question juridique de la validité de la nullification a été tranchée par la Cour suprême dans un arrêt Texas v. White (1868) dans lequel la cour a dit : “La Constitution, dans toutes ses dispositions,envisage une Union
indestructible composée d’Etats indestructibles.” Il est vrai que la Guerre de Sécession marquait la victoire d’une conception fédéraliste de la constitution américaine sur les partisans d’une vision confédérale…
Arrêt du 21 avril 2021, Conseil d’Etat français
Le Conseil d’Etat avait saisi la CJUE sur l’interprétation d’une réglementation européenne sur la protection des données. Dans sa réponse, la CJUE interprétait de manière permissive le texte, et incitait à la suppression des données personnelles à très court terme. La France faisait valoir que certaines données étaient utiles aux services de police et aux renseignements dans la lutte contre le terrorisme, et devaient donc être conservées plus longtemps. Dans son arrêt final, le Conseil d’Etat a été très clair : il ne se reconnaît pas le pouvoir de contester un arrêt de la CJUE ni celui d’apprécier la conformité d’une directive avec le traité. Néanmoins, il a considéré que si la protection d’un droit fondamental garanti par le droit national n’avait pas d’équivalent au niveau européen, elle se réservait le droit de faire valoir le droit national. Le CE a pu se replier sur le droit national, plus protecteur de l’ordre public et de lutte contre le terrorisme, ces deux objectifs demeurant, selon le traité établissant l’Union européen de la compétence des Etats membres.
Le mot de la fin : L’UE est une tentative assez unique. C’est une communauté de valeurs. Ces valeurs communes s’expriment par l’instrument juridique, et si ces valeurs sont partagées c’est notamment grâce au droit qui occupe une place centrale dans l’UE.
Session de Questions-Réponses
- Position prise par l’avocat général sur l’applicabilité du temps de travail aux militaires. L’avocat général estime que cette directive est applicable aux militaires, et la France a estimé que cette position n’était pas conforme en droit et en opportunité. Parce qu’il y a une disposition du TFUE qui précise que la sécurité nationale est aux mains des Etats.
- V.C : La question de la sécurité est une question de compétence nationale. Attendons l’arrêt de la Cour. Mais il y a dans le Traité lui-même des éléments suffisamment clairs pour fournir à la Cour des arguments qui ne décevront pas le Gouvernement français. Quant à l’identité nationale, l’article 4 paragraphe 2 du TFUE indique que l’UE respecte l’identité nationale de ses Etats membres. Il est intéressant de voir que cette notion devient une notion de droit de l’UE qui entre donc dans la compétence de l’interprétation de la CJUE ; en même temps l’identité est un élément qui peut être considéré comme une barrière à l’autorité du droit de l’UE. Donc on a une notion qui est prise entre deux feux : le droit de l’UE et le droit national. Notons qu’entre 20-25% des lois nationales procèdent des lois européennes.
- La clause d’identité nationale est-elle juste un concept ou pourrait-elle évoluer vers des compétences ou fonctions essentielles de l’Etat des choix de politique publique, des prises de position sur les valeurs sociales
- V.C : Je vous relis l’article 4 paragraphe 2. Le texte est clair, cette identité nationale est une identité politique mais peut-elle s’étendre aux choix de politiques économiques. Je ne pense pas que l’on puisse invoquer un choix de politiques économiques en se prévalant de cet article. De toute façon la politique économique des Etats membres ne se fait aujourd’hui que dans le cadre et le respect des règles européennes. Il n’y a plus depuis longtemps des politiques économiques uniquement, exclusivement et purement nationales