Tribune le 18 juin 2020 Par Charles Thibout, chercheur associé à l’IRIS et André Loesekrug-Pietri, Executive Director of the Joint European Disruptive Initiative
La France serait devenue la première destination des investissements étrangers en Europe. Une bonne nouvelle qui doit être nuancée, tant par la réalité des investissements, que par ce qu’ils disent du modèle de croissance français et européen, sous perfusion étrangère.
Il y a quelques jours, le Premier ministre français, dans un post LinkedIn, a loué les bons résultats du pays et affirmé que « la France représente une valeur sûre » pour les investisseurs étrangers.
L’attractivité de la France à nuancer
Cette bonne nouvelle, saluée au sommet de l’État, repose pourtant sur des fondations fragiles. Le rapport d’EY (Ernst and Young) et celui de Business France se fondent en réalité sur le nombre de « projets annoncés » par les investisseurs, et non sur les montants réellement investis, chiffres malheureusement absents des études du cabinet de conseil et de l’agence française.
Et pour cause. La référence en matière de montants effectivement investis par des acteurs étrangers, la CNUCED (Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement), montre depuis des années qu’aucune corrélation ne peut être établie entre le nombre de projets d’investissements et le montant des sommes réellement investies. Pis, les années les plus pauvres en termes d’annonces de projets d’investissement ont été celles où les investissements réels ont été les plus nombreux. En 2015, par exemple, 598 projets d’investissements étrangers en France ont été annoncés (selon EY), qui se sont traduits par 47 milliards de dollars d’investissements réels (selon la CNUCED). Or, en 2018 [les montants de 2019 ne sont pas encore connus], 1027 projets ont été annoncés (+ 72 % par rapport à 2015), mais seulement 37 milliards de dollars ont réellement été investis (- 21 % par rapport à 2015).
Pour se faire une idée valable des annonces récentes, il faudra donc suivre avec attention la publication du prochain rapport du CNUCED. Pour lors, tout ce que nous pouvons dire, c’est que ces bons résultats sont sujets à caution ; rien n’indique, dans les faits, que la France soit réellement la première destination des IDE en Europe. En 2018, l’agence onusienne classait la France au quatrième rang, derrière les Pays-Bas, le Royaume-Uni et l’Espagne.
Attractivité vs souveraineté : l’heure du choix
Le cérémonial autour de ces résultats, au-delà de la réalité du podium, est également contradictoire avec la notion centrale de souveraineté. En effet, peut-on sincèrement se féliciter d’être les champions européens des investissements étrangers – avec toutes les précautions que cela impose, on l’a vu –, alors qu’en même temps l’investissement (formation brute de capital fixe, FBCF) des entreprises françaises est en chute libre, avec une baisse de 10,5 % au premier trimestre 2020 (OCDE). Certes, le Covid19 est passé par là, mais c’est l’un des plus mauvais résultats d’Europe.
Difficile de se réjouir donc. Au-delà du fait que la croissance des investissements étrangers masque cette réalité, les leviers d’action à la portée des européens se réduisent comme peau de chagrin en raison de la part croissante du capital des entreprises européennes passant sous le contrôle d’investisseurs étrangers. Un rapport de la Commission européenne, paru l’an dernier, affirmait qu’entre 2007 et 2016, le montant détenu par des acteurs étrangers dans le capital des entreprises européennes avait été multiplié par quatre : 35 % du capital des entreprises européennes cotées se trouve désormais dans des mains non-européennes.
La hausse des acquisitions étrangères a été particulièrement spectaculaire dans des secteurs stratégiques comme l’électronique et l’optique (54% des actifs contrôlés), l’industrie pharmaceutique (56%) et les machines-outils : trois secteurs essentiels, s’il en est, de toute politique industrielle moderne.
Même constat du côté de la « R&D scientifique », pour reprendre la nomenclature bruxelloise. 35 des 85 acquisitions dans ce secteur ont été réalisées par des entreprises extra-européennes, soit 41 %. En valeur, la part des acquisitions étrangères dans ce secteur s’élève même à 83 %. C’est l’ensemble du tissu économique, industriel et technologique européen qui se dérobe sous nos yeux.
Dès lors, une question se pose. Au-delà des batailles de chiffres, doit-on réellement célébrer la forte attractivité de la France et de l’Europe, alors qu’elle traduit la perte de souveraineté des Européens ? Les emplois nouvellement créés offrent un certain réconfort. Mais combien d’emplois supprimés par les délocalisations et les fermetures d’entreprises ces nouveaux emplois viendront-ils vraiment compenser ? Finalement, à l’instar de grands précédents historiques, l’Europe est-elle condamnée à devenir un gâteau que l’on se partage ?