«Relocaliser, c’est régionaliser nos chaînes de valeur entre l’Europe et l’Afrique» Jean-Louis Guigou (IPEMED)

18 mai 2020

Une contribution de Jean-Louis GUIGOU sur AfricaLink
Fondateur de l’IPEMED

Institut de Prospective économique du Monde méditerranéen

La pandémie et la crise économique dévastatrice qu’elle a engendré ont mis à mal la doxa sur la mondialisation à tous crins. Pour autant, il ne s’agirait pas de basculer vers l’extrême inverse du repli national. Une perspective positive pour le «monde d’après» serait de construire un partage des chaînes de valeur entre l’Europe et l’Afrique. Arguments.

Jean-Louis Guigou (IPEMED) : « Relocaliser, c'est régionaliser nos chaînes de valeur entre l'Europe et l'Afrique »
Jean-Louis Guigou, fondateur de l’Ipemed (Institut de Prospective économique du monde méditerranéen, Paris). © AM/AP.P

Tout le monde est d’accord. Il faut, en grande partie, relocaliser la production à proximité pour réduire les coûts et le temps de transport, garantir la qualité des intrants, réduire les risques notamment monétaires, assurer la responsabilité économique sociale et environnementale tout au long de la chaîne de production et enfin, pour garantir notre souveraineté dans les secteurs stratégiques.

La question se pose alors : où relocaliser?

Écartons vite l’idée de tout vouloir relocaliser en France. Ce serait contre-productif car le territoire national ne renferme pas toutes les compétences, ni toutes les matières premières nécessaires. Bien sûr, de nombreuses activités de proximité, notamment agricoles, peuvent être développées localement et nationalement.
Mais notre marché n’a pas une taille suffisante – car relocaliser en faveur d’un modèle économique plus responsable et plus solidaire ne fera pas disparaître la concurrence internationale, ni notre besoin de produits stratégiques que nous ne produisons pas chez nous (terres rares…), ni notre besoin de collaboration scientifique et technologique internationale.

La bonne solution se trouve dans la «régionalisation» de notre appareil de production, entre le niveau national, trop petit, et le niveau mondial, trop risqué. Il est essentiel de ne pas tomber d’un extrême (la globalisation à tous crins) à l’autre (le repli national), et d’insister sur le besoin crucial de poursuivre l’intégration européenne.

Écosystèmes productifs européens
et complémentarité Nord-Sud

L’Europe dispose de nombreux atouts pour relocaliser les productions venant essentiellement de Chine : un grand marché, la stabilité politique, les sources d’innovation et des savoir-faire accumulés depuis des siècles.
Le moment est venu, comme le préconise Thierry Breton, Commissaire européen au marché intérieur, de concevoir, enfin, une politique industrielle européenne avec une dimension géographique incluant notamment une quinzaine d’écosystèmes (clusters, technopoles, districts industriels…) de taille mondiale dans les secteurs d’avenir comme le numérique, la santé, l’aérospatiale, l’alimentation etc.

Ces écosystèmes productifs européens auraient l’ambition de rivaliser avec les grands centres mondiaux que sont notamment la Silicon Valley, Hollywood, New York, Detroit, Chicago, Shanghai, le Delta de la Rivière des Perles, Bangalore… Déjà, des grands groupes industriels comme Sanofi, Airbus, envisagent une re-européanisation de leurs chaînes de production.

Mais cette européanisation peut ne pas offrir tout ce dont notre économie a besoin, comme les matières premières, le soleil et les énergies renouvelables, la jeunesse et les marchés émergents. C’est cette complémentarité Nord-Sud qui fait, depuis trente ans, le succès des grandes régions associant des pays de niveau de développement différent, comme l’ALENA (maintenant «AEUMC») et l’«ASEAN Plus Trois» (ASEAN plus Japon, Chine et Corée du Sud).

C’est là qu’apparaissent les pays méditerranéens et l’Afrique. L’ensemble des pays européens (500 millions), méditerranéens (600 millions avec le Moyen-Orient) et subsahariens (1 milliard) sont déjà très fortement intégrés. Comparée aux deux autres grandes régions Nord/Sud formées par la Chine et les États-Unis avec leurs voisinages, c’est de loin la région Afrique-Méditerranée-Europe («AME») qui a les taux d’intégration les plus élevés. Nous ne valorisons pas assez cet héritage de l’histoire et de la géographie.

En pleine mutation, l’Afrique du Nord industrialise son économie. Renault au Maroc avec Tanger-Med, Sanofi en Algérie ou Orange en Égypte en sont des témoignages. Quant à l’Afrique subsaharienne, elle a pour ambition de transformer sur place ses matières premières et de satisfaire les marchés intérieurs africains. L’avenir de l’Europe est au Sud.

Construire la région Afrique-Méditerranée-Europe

L’enjeu est simple : soit l’industrialisation de l’Afrique se fera avec l’Europe, soit elle se fera avec les Chinois contre l’Europe.

Ne laissons pas les égoïstes, les court-termistes, les populistes nous resservir le slogan des années 1960 «la Corrèze avant le Zambèze». La sortie de la crise du Covid-19 est l’occasion de jeter les bases d’une «alliance nouvelle» (Jean-Claude Juncker) équilibrée et solidaire entre l’Europe et l’Afrique à travers la Méditerranée. C’est ce que préparent, pas à pas, le Président Emmanuel Macron et la Présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen.

La place de l’Europe dans le monde trouve enfin son sens et offre des perspectives historiques pour la jeunesse du XXIe siècle. Construire la région Afrique-Méditerranée-Europe constitue une ambition comparable aux routes de la soie des Chinois, et une exigence sociale et environnementale bien supérieure. Ainsi, relocaliser sans se replier sur nous-mêmes, c’est régionaliser nos chaînes de valeur entre l’Europe et l’Afrique.

Car, pour paraphraser François Mitterrand (1957) : «Sans l’Afrique, l’Europe [la France dans le texte] n’aura pas sa place dans le XXIe siècle».

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