Par Henry Marty-Gauquié, membre du Conseil scientifique d’Euromed IHEDN (30 juin 21)
Présente par ses financements auprès des pays tiers en Méditerranée dès les années ‘70, l’Union européenne avait significativement amélioré son offre d’aide à l’intégration régionale par les Accords de Barcelone du 25 novembre 1995. Il s’agissait, dans la foulée des Accords d’Oslo, signés à Washington entre Yasser Arafat et Itzhak Rabin le 13 septembre 1993, de proposer aux dix pays partenaires méditerranéens (PPM)1 de l’Union européenne une offre de partenariat global portant sur trois volets : d’une part, un volet politique visant à créer un espace de paix et de stabilité partagé entre les riverains de la « mer commune » ; d’autre part, un volet économique, ayant pour objet de créer une zone de libre-échange régionale et une gestion en commun des grands risques de la région et, enfin, un volet social et culturel portant sur la mobilité des sociétés civiles et l’essor des coopérations culturelles entre les deux rives du bassin méditerranéen.
Pendant quinze ans, de 1995 à 2010, le « Partenariat de Barcelone » a eu des effets tangibles rapprochant les économies des deux rives et amorçant une diminution significative de la pauvreté dans les PPM. Les moyens mis sur la table par l’UE étaient significatifs tant en volume (plus de 4 milliards d’€ par an) qu’en nature, la palette des produits étant adaptée aux différentes facettes du développement des économies émergentes.
Mise en œuvre par la Commission européenne et la Banque européenne d’investissement (BEI), le « bras financier de l’Union européenne », l’offre financière comportait des subventions pour le soutien à la modernisation des secteurs non-marchands, des fonds d’assistance technique à réformes et pour la conception et la réalisation des investissements, des prêts à long terme à des taux inférieurs à ceux du marché pour les entreprises et les services publics, des lignes de crédit au secteur bancaire local pour le financement des PME et le développement de la microfinance et, enfin, des apports en fonds propres ou des prêts participatifs pour la création ou le développement de start-ups, notamment celles travaillant à l’export ou celles créées par des entrepreneurs issus des diasporas des PPM établis en Europe.
Les pays partenaires n’ont pas atteint leurs objectifs en matière d’emploi
En octobre 2002, en réponse à la situation créée par les attentats du 11 septembre 2001, l’Union européenne décidait, sous présidence espagnole, de renforcer encore les liens euro-méditerranéens. La BEI était chargée non seulement d’augmenter ses financements mais surtout de diversifier son action par une dimension politique.
Le nouvel ensemble, dénommé FEMIP2, instituait une rencontre annuelle des ministres des finances des partenaires et de l’UE (« le Conseil ECOFIN3 de la Méditerranée ») et des rencontres ministérielles sectorielles pour coordonner des réponses communes à des sujets d’intérêt régional (par exemple l’énergie, la pollution, l’environnement, l’urbanisation, la démographie et les mobilités, etc.) ; enfin, un volet technique était développé pour renforcer les coopérations entre techniciens et experts des deux rives autour de « programmes d’action » tels la lutte contre la pollution côtière, les chaines logistiques régionales, le « Plan solaire Méditerranéen », la collecte et la valorisation de l’épargne, etc.
Malgré une « pluie de calamités »4 le processus de Barcelone a porté ses fruits : intégration économique croissante des deux rives, volonté mutuelle de coopération sur les grandes thématiques, développement des investissements directs étrangers (IDE) et transferts de technologies, détente sur les questions de mobilité des personnes et interaction des sociétés civiles, développement des coopérations universitaires et culturelles, etc. Et, surtout, croissance annuelle moyenne de 6% dans les PPM (soit trois fois plus que la performance européenne). Pourtant, les pays partenaires n’ont pas atteint leurs objectifs en matière d’emploi : les créations d’emplois restaient insuffisantes pour absorber la courbe démographique et l’offre aux diplômés ne permettait pas de les retenir au pays, favorisant ainsi « la fuite des cerveaux » ; de même, la participation des femmes au marché du travail restait contenue entre 10 et 15%, ce qui est notoirement insuffisant pour établir une politique d’émancipation.
La cause de ces faillites tenait moins à l’Union européenne qu’aux carences des régimes dans tous les pays partenaires, régimes ayant dérivé vers une tentation héréditaire et entourés d’une élite (souvent prétorienne) pratiquant un capitalisme captateur et corrompu détournant l’essentiel de la richesse nationale vers un nombre infime de bénéficiaires.
Les nouveaux gouvernements se sont détournés de toute vision régionale
La politique partenariale de l’Union européenne en Méditerranée a été victime d’un triple choc au tournant des années 2010. Il s’agit tout d’abord du mouvement démocratique arabe qui, après quelques moments d’euphorie intellectuelle en Europe, a rapidement réactivé l’agenda sécuritaire et, surtout, réveillé une perception négative du monde arabe avec l’instabilité politique et civile généralisée, le déclenchement de trois guerres civiles et la reprise du terrorisme international tant au Moyen-Orient, qu’en Libye et au Sahel. En outre, les nouveaux gouvernements dans les PPM, confrontés à des situations internes difficiles, se sont détournés de toute vision régionale au profit de l’optimisation de liens bilatéraux avec l’Union ou ses Etats membres, ce qui a remis en cause la philosophie même du Partenariat.
Le deuxième facteur qui a concouru au désengagement européen de la Méditerranée, a été la crise de la zone euro : celle-ci est techniquement déclenchée début 2009 par la déclaration de faillite de la Grèce, mais prend de l’ampleur en 2010-2011 avec la réaction des marchés internationaux quant à la crédibilité de la monnaie et la solvabilité de certains de ses pays-membres. La recherche frénétique de pares-feux puis la mise en place de mécanismes de solidarité financière européens, d’abord provisoires puis institutionnalisés, a submergé toutes les perspectives européennes, déjà brouillées par les divisions internes opposant les méditerranéens aux nordistes. A cet égard, il convient de rendre hommage à l’action du Président Sarkozy qui, en ces heures difficiles et avec le tempérament qui est le sien, a su rappeler chacun à la raison et reconstituer les bases d’une cohésion européenne face à ce qui était bien la première crise internationale frappant la nouvelle monnaie créée dix ans auparavant.
Le troisième facteur, plus anecdotique, est celui du naufrage rapide du projet (en 2008) de l’Union pour la Méditerranée (UpM), victime des errements originels de sa création, des foucades de la présidence Sarkozy et, surtout, des deux crises précitées qui ont écarté l’intérêt pour une gouvernance régionale de l’espace euro-méditerranéen. Le point vaut la peine d’être mentionné pour le tort durable que cet échec a porté à la crédibilité des initiatives françaises pour la Méditerranée, ainsi qu’en témoigne le succès très relatif de l’initiative (en juin 2019) du « Sommet des deux Rives ».
L’intégration régionale comme meilleure option politique
La formalisation de ce désintérêt intervient à l’occasion des négociations européennes pour le cadre budgétaire pluriannuel de l’Union pour 2014-2020 : les financements pour la Méditerranée sont réduits à 9,6 milliards d’€ pour sept ans et la part des financements « aux risques propres de la BEI » (c’est-à-dire aux conditions du marché) est augmentée de trois milliards. Certes, ceci s’explique par la quasi-cessation d’activité dans les pays en guerre civile ou instabilité politique, mais ceci reflète surtout le désintérêt des pays partenaires pour l’intégration en Méditerranée ; en effet, à l’action régionale collective chacun préfère des relations bilatérales privilégiées et néglige une mécanique communautaire qui leur apparait comme complexe, pointilleuse et éloignée de leurs préoccupations.
De fait, la dernière conférence ministérielle FEMIP se tient en 2014, le dernier rapport d’activité de la BEI en Méditerranée est publié en 2015, l’aide européenne est décentralisée dans les capitales des pays bénéficiaires et le chiffre des aides européennes aux pays méditerranéens est descendu à 1,5 milliard/an environ. Plus grave, on note une concentration sur des grands pays tels que l’Egypte (proche de 50% du total annuel), le Maroc et la Tunisie et une prédominance de projets industriels ou d’infrastructures solvables qui, certes, participent au développement mais n’ont que peu d’effet d’entrainement sur la réduction des inégalités ou l’accès du plus grand nombre aux biens publics essentiels. Enfin, un tiers des prêts ne sont pas décaissés.
Un récent rapport de l’OCDE, commandé par l’UpM (donc incluant les Balkans et la Turquie en plus des PPM)5, analyse l’intégration économique en Méditerranée au cours de la décennie écoulée. Les principales conclusions sont les suivantes : certains pays ont réussi à diversifier leur économie et à l’inscrire dans les chaines de valeur régionales ; il s’agit du Maroc (automobile, aéronautique, logistique portuaire), de la Tunisie (équipements médicaux, câblerie électrique) et de l’Egypte (électromécanique). Le commerce (ante pandémie) s’est développé mais à un rythme inférieur à la croissance mondiale et l’UE est totalement dominante puisqu’elle représente l’origine ou la destination de 97% du commerce intra-méditerranéen. Enfin, les inégalités de développement se creusent que ce soit entre le Machrek et le Maghreb ou que ce soit entre les classes sociales à l’intérieur de chaque pays.
Que faut-il en conclure ? Que l’intégration régionale est sans aucun doute la meilleure option politique pour la Région, mais qu’on ne peut la confier aux seules forces du marché ; une gouvernance régionale et des socles de coopération multilatérale sont plus que nécessaires. A l’heure ou la conflictualité continue de se développer et où le parapluie américain continue de se retirer, les dirigeants des deux rives de la Méditerranée feraient bien de garder cet objectif à l’esprit…
1 Algérie, Égypte, Israël, Jordanie, Liban, Libye (sous réserve de la stabilisation de la situation politique), Maroc, Palestine, Syrie et Tunisie. La Turquie, pays candidat à l’entrée dans l’Union et bénéficiaire d’une ‘’zone de libre-échange complète et approfondie’’ (ALECA) relève du mécanisme préadhésion. A elle seule, elle bénéficiait entre 1,6 et 2 milliards d’€/an.
2 Facilité Euro-Méditerranéenne d’Investissement et de Partenariat.
3 Conseil pour les affaires économiques et financières, abrégé en Conseil ECOFIN
4 Entre autres : 2ème Intifada palestinienne et réplique israélienne (2000-2005) ; investissement du Liban par le Hezbollah (2000), attentats du 11 septembre 2001, 3ème conflit israélo-libanais (2006), prise du pouvoir du Hamas à Gaza et guerre civile avec le Fatah (juin 2007), choc pétrolier de 2008-2011, ‘’Printemps arabe’’ (2011), etc.
5 Publié le 27 mai 2021 et financé par la coopération Allemande (GIZ) : https://www.oecd-ilibrary.org/trade/integration-regionale-dans-l-union-pour-la-mediterranee_3a41651e-fr