Alors que les débats parlementaires vont débuter à l’Assemblée Nationale autour du projet de Loi de Programmation Militaire pour la période 2024-2030, les ambitions du pays en matière de défense sont désormais connues et détaillées.
Ainsi, l’objectif annoncé de cette LPM à venir sera d’atteindre et de maintenir l’effort de défense du pays à un niveau plus égal que supérieur à 2 % du produit intérieur brut, pour l’amener à 68 Md€ en 2030, contre 43 Md€ en 2023.
En de nombreux aspects, cette nouvelle LPM permettra de prolonger la reconstruction des armées entamée en 2017, après une vingtaine d’années de sous-investissements ayant lourdement détérioré l’outil militaire français, comme partout ailleurs en Europe.
De fait, si en 2019, le Président du Conseil Européen qualifiait publiquement les armées françaises de « meilleures armées en Europe », il s’agissait surtout d’une victoire faute de combattants, alors que la plupart des pays européens avait alors un effort de défense sous la barre des 1,5 % de leur PIB.
Les forces conventionnelles françaises, notamment dans le domaine de la haute intensité, sont proportionnellement plus réduites et plus légèrement armées que leurs homologues d’Europe de l’Est.
Mais au regard de la trajectoire budgétaire définit par la prochaine LPM française, mais également de celles suivies par les autres pays qui entourent le pays, qu’ils soient alliés ou adversaires potentiels, on peut raisonnablement craindre qu’en 2030, la France aura lourdement entamé son influence et son rôle sur la scène internationale.
Les limites d’un effort de défense français à 2 % du PIB
Pourtant, un effort de défense à 2 % PIB est conforme aux engagements de Paris au sein de l’Alliance Atlantique, comme défini lors des accords de Cardiff en 2014. À ce titre, la majorité des pays européens, ou plus particulièrement des pays d’Europe de l’Ouest partageant le contexte socio-économique de la France, ne vise pas, aujourd’hui, un effort de défense au-delà de cette limite.
En outre, la France dispose et développe une puissante force de dissuasion, contribuant de manière très significative à la sécurité européenne, et justifiant du statut du pays dans les grandes institutions mondiales, notamment au Conseil de Sécurité des Nations Unis comme membre permanent, disposant de fait d’un droit de veto, au même titre que les États-Unis, la Chine, la Russie et la Grande-Bretagne.
Toutefois, cette perception de la situation, telle qu’elle a été souvent mise en avant dans les médias, ne correspond qu’à une partie de la réalité qui se dessine aujourd’hui.
La dissuasion française s’appuie sur deux composantes sous-marine et aérienne.
L’un des plus faibles efforts de défense conventionnel en Europe
En effet, la France sera, en 2030, très probablement l’un des pays contribuant le moins à l’effort de défense collectif au sein de l’OTAN, mais également dans l’Union européenne, ce qui, naturellement, contraste avec les ambitions affichées par Paris dans ces deux domaines.
Car si l’effort de défense français sera bel et bien de 2 %, comme la majorité de ses voisins européens, entre 0,4 % et 0,5 % de PIB de ce budget seront dédiés à l’effort de dissuasion français qui, s’il contribue effectivement de manière indirecte à la sécurité du vieux continent, n’est en aucun cas un outil dédié à la défense collective au sein de l’OTAN ni même de l’Union européenne.
En outre, avec ses nombreux territoires ultramarins et une Zone Économique Exclusive de 10 millions de km² à protéger, une part du budget défense devra être fléchée vers la protection de ces territoires, et viendra donc à manquer à la défense collective européenne.
Dit autrement, la réalité de l’effort de défense français, du point de vue de l’OTAN et surtout de ses membres, avec un effort de défense global à 2 % du PIB, se situerait entre 1,35 et 1,5 % du PIB, soit l’un des plus faibles de l’Alliance aujourd’hui avec la Belgique.
De ce point de vue, et par prélèvements sur le budget des Armées liés à la dissuasion nucléaire ainsi qu’à la protection des territoires ultramarins, l’influence française sur la scène internationale, et en particulier en Europe, sera irrémédiablement appelée à s’étioler face à des partenaires comme la Pologne.
En effet, la majorité des pays d’Europe de l’Est s’est engagée dans une hausse importante de leur effort de défense, bien au-delà des 2 % imposés par l’OTAN, alors que l’intégralité des moyens déployés par ces pays sera, eux, directement impliqués dans la défense collective du vieux continent.
La Marine nationale l’aligne que six frégates de surveillance pour assurer la présence militaire armée française autour des territoires ultramarins.
Par ailleurs, cette perte d’influence dépassera les frontières européennes, avec des moyens conventionnels proportionnellement inférieurs à ceux de ses voisins. Elle induirait, par ailleurs, un affaiblissement de l’industrie de défense française sur la scène internationale, avec un investissement national plus limité à destination des moyens conventionnels, ceux-là mêmes qui s’exportent.
Un effort de défense français nécessaire et suffisant à 2,65 %
En prenant le raisonnement inverse, si la France voulait préserver son statut et son rôle sur la scène internationale et européenne, elle devrait effectivement consacrer 2 % de son produit intérieur brut à la constitution de moyens dédiés à la défense collective, donc conventionnels.
À ces 2 %, il conviendrait alors d’ajouter 0,5 % PIB pour financer la dissuasion, un effort comparable à celui de la Grande-Bretagne, qui pourtant ne met en œuvre qu’une composante sous-marine, et qui utilise des missiles de conception américaine, et sensiblement inférieur à l’effort américain ou russe dans le domaine, qui évolue entre 0,7 % et 1,3 % PIB.
Enfin, Paris devrait allouer un effort budgétaire supplémentaire dédié à la protection des territoires ultramarins et de la Zone Économique du pays, soit 0,15 % en appliquant un ratio équivalent au ratio de population en zone ultramarine.
Au total, donc, l’effort de défense nécessaire et suffisant à la France pour assurer la défense du pays dans sa globalité, et pour consolider le statut et le rôle du pays à l’international, devrait être de 2,65 % PIB, et non 2 % PIB comme visé par la LPM 2024-2030. Comme nous le verrons, des pistes existent pour financer les 16 Md€ de différence.
Porter l’effort de défense conventionnel français à 2 % permettrait à l’Armée de terre de constituer une troisième division mécanisée
Un tel effort permettrait, en effet, une croissance sensible des moyens consacrés aux forces conventionnelles des armées françaises, de l’ordre de 35 à 40 % vis-à-vis du format visé aujourd’hui.
2 % du PIB pour les forces fonctionnelles françaises
Cela permettrait, avec une croissance homothétique des moyens, à l’Armée de terre de constituer une troisième division de trois brigades au sein de la Force Opérationnelle Terrestre, strictement dédiée à l’engagement de haute intensité, et qui s’appuierait en partie sur une augmentation des effectifs de réserve.
La Marine nationale, quant à elle, pourrait voir sa flotte de sous-marins nucléaires d’attaque portée à 7 ou 8 unités, sa flotte de frégates de 1ᵉʳ rang au-delà de 18 unités, et disposerait des crédits pour recevoir un second porte-avions nucléaire de nouvelle génération.
Quant à l’Armée de l’Air, elle verrait sa flotte de chasse dépasser les 250 appareils, sa flotte de transport les 50 aéronefs, et pourrait sensiblement densifier ses moyens de défense anti-aériens, spatiaux et de drones.
Dégagée du flou budgétaire actuel, la dissuasion française pourrait s’appuyer sur 5 SNLE, 2 véritables escadrons de bombardement stratégique, et pourrait probablement se doter d’une composante terrestre. Enfin, les territoires ultramarins disposeraient de 3 Md€ par an pour leurs moyens de défense terrestres, navals et aériens.
Bien évidemment, porter l’effort de défense à 2,65 % PIB ne peut pas s’effectuer sans y associer de nouvelles sources de financement. Pour y parvenir, il est nécessaire de sortir des modèles traditionnels.
Plusieurs pistes de financement existent
La solution la plus évidente, mais peut-être la plus difficile à mettre en œuvre, repose sur l’exclusion de l’investissement français pour la dissuasion du déficit public par les instances européennes.
Notons qu’une telle négociation serait certainement facilitée si, concomitamment, Paris s’engageait à accroitre son effort de défense « conventionnel » à 2 % PIB. La mesure bénéficierait alors effectivement à la sécurité collective à deux niveaux, en garantissant l’efficacité de la dissuasion française, et en renforçant les moyens de la force armée la plus expérimentée du vieux continent.
Changer les paradigmes d’équipement des Armées
Ensuite, il serait possible de dégager de nouvelles ressources en transformant les relations entre l’industrie de défense et leur principal client, à savoir les armées.
Aujourd’hui, en effet, les armées participent au soutien à l’exportation de l’industrie de défense, par l’intermédiaire de certains déploiements et salons, et des missions de formation et de soutien SOUTEX, sans en retirer de quelconques bénéfices pour elles-mêmes.
La Marine nationale estime son besoin de frégates de 1ᵉʳ rang autour de 24 unités, dont six frégates anti-aériennes.
De la même manière, les Armées n’ont aucun intérêt à orienter leurs commandes d’équipement afin de soutenir les exportations de l’industrie de défense nationale, et ne le font le plus souvent que contraintes et forcées par le pouvoir politique.
Permettre aux Armées de tirer des bénéfices des succès de l’industrie de défense française sur la scène internationale, en particulier des ressources budgétaires, constituerait une inversion de paradigmes potentiellement très efficace en de nombreux aspects, qu’ils soient industriels, militaires, économiques et même géopolitiques, en renforçant l’influence de la France.
Une autre approche, abordée dans un précédent article, reposerait sur un profond changement de la politique de possession des équipements militaires par les Armées, de sorte à, là encore, accroitre les recettes budgétaires et l’influence internationale liées aux exportations d’équipement de défense.
Changer de législation sur les SMP pour accroitre les ressources
Enfin, même si le sujet est délicat, il serait possible de dégager de nouvelles ressources budgétaires pour les armées, en autorisant la création de sociétés militaires privées ou SMP en France.
L’exemple de la SMP russe Wagner en Afrique et au Moyen-Orient montre, en effet, que cette approche répond effectivement à des besoins hautement spécifiques tant de la part de gouvernants que d’intérêts privés, pour lesquels le déploiement de forces armées traditionnelles n’est ni requis, ni même souhaitable.
Par les excès dans son histoire récente, la France, et plus globalement l’Europe, est réservée quant au sujet, et les SMP, si elles peuvent être créées sous certaines conditions très strictes, se limitent le plus souvent à des missions de formation et d’accompagnement des exportations.
En en étendant le périmètre, il serait possible d’attirer dans le pays plusieurs initiatives à forte valeur économique, susceptible de générer des recettes budgétaires supplémentaires importantes.
La chasse française de l’Armée de l’Air et de l’espace disposera seulement de 185 appareils en 2030, un format très insuffisant aux dires du CEMAAE.
Bien évidemment, ces pistes ne doivent pas être analysées de manière individuelle, mais comme un ensemble de moyens susceptibles de permettre d’augmenter l’effort de défense français à son niveau requis de 2,65 %, et ce, sans venir déstabiliser les équilibres budgétaires par ailleurs.
Conclusion
Quoi qu’il en soit, deux faits majeurs doivent désormais être considérés par l’ensemble des acteurs ayant une influence sur la programmation militaire française.
D’une part, avec un effort à 2 % de son PIB, l’influence et le rôle de la France sur la scène européenne et internationale ne pourront aller que décroissant, à relativement courte échéance, avec des conséquences importantes tant sur la sécurité européenne que sur l’industrie de défense.
D’autre part, pour libérer les crédits supplémentaires afin d’atteindre l’effort de défense nécessaire et suffisant de 2,65 % PIB, il sera nécessaire de sortir de la zone de confort dans laquelle la programmation militaire française évolue depuis plusieurs décennies.
En outre, il faudra se montrer aussi innovant dans ce domaine que le sont les ingénieurs de Dassault, Thales ou MBDA pour la conception des équipements de défense français.
Reste que pour y parvenir, il faudra d’abord faire un constat objectif, et avoir la détermination requise pour braver les conservatismes inhérents à ce domaine. C’est probablement là, aujourd’hui, que se situe la plus grande difficulté.