Barthélémy Gaillard
Mercredi 27 mai, la Commission européenne a présenté un fonds de relance adossé à un nouveau budget pluriannuel pour répondre à la crise du Covid-19. Un art de la synthèse délicat, mêlant des éléments novateurs satisfaisant l’Allemagne et les pays du Sud, à des garde-fous rassurants pour les Etats “frugaux”. Pour la première fois de son histoire, l’UE propose d’emprunter en son nom.
Alors que l’UE est confrontée depuis cinq mois à une crise sanitaire et économique sans précédent, la présidente de la Commission a présenté mercredi 27 mai son plan de relance économique devant le Parlement européen. Ce dernier, baptisé “EU Next Generation”, se décompose en deux parties : une proposition de nouveau cadre financier pluriannuel pour la période 2021-2027, revu à la hausse avec 1 100 milliards d’euros (l’équivalent de 8 % du PIB annuel de l’UE), et une proposition de plan de relance qui viendrait le compléter, à hauteur de 750 milliards d’euros.
Au-delà des montants, quel est le poids économique et politique d’une telle proposition ? Après de longues semaines de désaccords entre Etats favorables à une mutualisation des dettes européennes et Etats dits “frugaux”, attachés au principe de rigueur budgétaire, un consensus est-il envisageable ? Toute l’Europe passe en revue les points saillants de la proposition de Bruxelles aux côtés de Patrick Artus, chef économiste de Natixis, et de Jérôme Creel, directeur du département des études de l’Observatoire français des conjectures économiques (OFCE) et professeur associé à l’ESCP Business School.
Le contenu de la proposition de la Commission européenne
La Commission souhaite que ce plan de relance soit effectif au 1er janvier 2021. Il doit être adopté par le Parlement européen et le Conseil de l’Union européenne.
1. Le budget pluriannuel de l’Union serait revu à la hausse, et atteindrait 1 100 milliards d’euros pour la période 2021-2027. Pour financer la hausse de ce budget la Commission propose de nouvelles ressources propres, indépendantes des contributions nationales, qui pourraient à terme atteindre un plafond représentant 2 % du total du RNB des Etats membres.
2. La Commission compte également lever 750 milliards d’euros sur les marchés financiers pour alimenter un fonds de relance complémentaire du budget pluriannuel. La Commission emprunte en son nom : une première ! Ce fonds complémentaire est divisé en deux parties : 500 milliards de subventions redistribuées à travers le budget européen, et 250 milliards sous forme de prêts.
3. Les Etats membres devront construire leurs propres plans de relance dans le cadre des orientations de politique générale de la Commission, qui seront ensuite validés par Bruxelles et le Conseil européen. Les gouvernements conservent donc une forme de contrôle sur l’utilisation des fonds par leurs voisins. Ces fonds seront alloués en priorité aux pays ayant le plus souffert de la pandémie.
4. Le remboursement des intérêts de la dette contractée par l’UE commencera dès la période 2021-2027. Le remboursement de la dette elle-même s’étalera pour sa part sur la période 2028-2058, grâce à la création de nouvelles ressources propres, même si ce sujet n’est pas encore tranché. Les prêts accordés aux États (250 milliards) seront remboursés par chaque bénéficiaire.
5. Ce programme à long terme vient compléter un premier plan à court terme de 540 milliards d’euros décidé en avril, qui devrait être effectif au 1er juin.
Ce plan est-il novateur et essentiel sur le plan économique ?
Au sein des 27, deux camps se sont formés à mesure que la crise sanitaire du Covid-19 s’est muée en crise économique. D’un côté, les pays du Sud, récemment rejoints par l’Allemagne, prônent un plan de relance économique axé autour d’une mutualisation des dettes européennes, et d’un emprunt contracté par l’UE. De l’autre, les pays d’Europe centrale et du Nord, dits “frugaux”, défendaient le seul recours au Mécanisme européen de stabilité, craignant qu’une mutualisation des dettes ne les mène à payer pour la mauvaise gestion budgétaire des pays aux finances publiques dans le rouge, comme l’Italie. La Commission européenne a donc tranché mercredi 27 mai, en faveur des premiers.
Oui, parce qu’il défend l’option des emprunts européens
Pour Jérôme Creel, la proposition de cette dernière est “novatrice“. En effet, la Commission européenne propose d’emprunter 750 milliards au nom de l’UE sur les marchés financiers. Elle évite ainsi aux Etats de creuser leurs dettes souveraines, pour certaines déjà très lourdes. Un positionnement politique que Bruxelles n’avait encore jamais adopté, souligne l’économiste : “En proposant d’emprunter en son nom, la Commission démontre qu’elle est prête à se soustraire à l’équilibre du budget européen, mais aussi à prendre les rênes de la gouvernance économique et à mener l’agenda politique pour aider les Etats membres“.
Patrick Artus nuance en expliquant que le recours au Mécanisme européen de stabilité, créé en 2012, s’appuyait déjà sur une forme de mutualisation. Néanmoins, la nouvelle proposition de la Commission va plus loin : “Cette proposition est très différente de ce qui a été fait jusqu’à présent. Après la crise des subprimes, on a créé le MES pour aider les Etats à ne pas faire faillite, c’était donc une forme de mutualisation défensive. Là, c’est résolument offensif puisqu’il s’agit de financer des investissements supplémentaires“.
Oui, parce qu’il ouvre la porte à de nouvelles ressources propres
Pour assurer les marchés de sa capacité à rembourser ces emprunts, l’Union européenne compte relever le plafond maximal de ses ressources propres à 2 % du total des RNB des Etats membres, contre 1,2 % actuellement. Cette manne financière potentielle lui offre une soupape de sécurité, lui permettant d’emprunter à moindre coût. “L’Union européenne est un géant économique mais un nain budgétaire. Relever ce plafond constitue un signal politique fort“, résume Jérôme Creel. Une logique qui pourrait permettre à l’UE, qui emprunte actuellement à taux nuls voire négatifs, de conserver ce rendement. Et donc à limiter le coût de la dette.
Si elle peut limiter les charges de la dette en maintenant des taux d’intérêts très bas, l’Union européenne devra néanmoins rembourser ses emprunts. Pour ce faire, la Commission européenne entend créer de nouvelles ressources propres à horizon 2024, avec des taxes sur le carbone aux frontières, sur le plastique, ou encore sur les géants du numérique. Une “ouverture vers plus de fédéralisme” pour Patrick Artus, permettant selon Jérôme Creel d’opérer un “rééquilibrage du remboursement de la future dette européenne qui permet dans les faits de ne pas exiger une augmentation des contributions des Etats membres“.
Mais les plans de rachat de la BCE restent essentiels
Néanmoins, Patrick Artus rappelle que le cœur de la politique économique européenne bat pour l’instant à Francfort, et non à Bruxelles. L’économiste rappelle en effet que ce sont bien les programmes massifs de rachat des dettes des membres de la zone euro, engagés par la BCE en 2015, qui permettent jusqu’ici aux Etats de ne pas voir leur dette exploser : “Aujourd’hui, n’importe quel Etat de la zone euro en difficulté peut se faire racheter sa dette par la BCE. Tant qu’elle conduira cette politique, il n’y a pas de risque de faillite. Cela signifie que le plan de la Commission ne deviendra vraiment intéressant économiquement qu’au moment où la BCE réduira ou stoppera ses opérations de rachat“.
Peut-il faire consensus sur le plan politique ?
La proposition de la Commission doit encore être validée par les Vingt-Sept. Pour s’assurer de cet accord, l’exécutif européen a fait des pas en direction de chaque camp.
Oui, parce qu’il répond aux attentes sur la mutualisation de la dette
“Honnêtement, c’est un très bon compromis“, poursuit Patrick Artus. Pour l’économiste en chef chez Natixis, le plan esquissé par la Commission européenne permet en effet de concilier les positions des deux camps formés par les Etats membres : “750 milliards d’euros (contre 1,5 trilliard demandé par l’Espagne et 2 trilliards par le Parlement européen), c’est un pas en direction des ‘frugaux’, mais deux tiers de subventions, c’est un pas en direction de l’Allemagne et de la France“. Les deux puissances européennes, qui avaient formulé une proposition de plan de relance basée sur la mutualisation des dettes européennes, ont également été entendues sur ce point avec cette solution des emprunts européens.
Oui, parce qu’il maintient une forme de contrôle exercé par les Etats membres
Autre point sur lequel les deux économistes s’accordent pour dire que la Commission entretient l’espoir d’un consensus, le contrôle politique exercé sur l’exploitation des fonds levés. En effet, la Commission précise que les fonds qui seront destinés à financer les politiques des Etats membres, seront compris dans la “facilité pour la reprise et la résilience”. Un volet important du plan de relance, comptant pour 560 milliards d’euros (310 milliards de subventions et 250 milliards de prêts), dont l’utilisation est encadrée. “L’argent sera fléché, les Etats devront proposer un plan de relance cohérent avec la politique de l’Union européenne, qui sera ensuite validé par la Commission européenne et le Conseil“, résume Patrick Artus. En clair, un contrôle reste de mise, bien qu’il n’ait “rien à voir avec ce qui a pu se faire lors de la crise grecque, où les fonds étaient soumis à des exigences de restructuration profondes” : “Ici, le contrôle s’exerce sur l’utilisation des fonds, mais sans contrepartie“, poursuit l’économiste. Une forme de contrôle qui va dans le sens des pays dits “frugaux”, sans être trop intrusive : “Je ne l’ai pas interprété comme trop contraignante, mais elle permet aux frugaux de conserver un droit de regard“, abonde Jérôme Creel.
Mais des tensions restent palpables
La proposition de la Commission européenne nourrit néanmoins les inquiétudes des Etats membres de l’Est. Principaux bénéficiaires des politiques de cohésion destinées à harmoniser le développement économique des régions européennes, ils s’inquiètent du mode de redistribution des fonds mobilisés. “Le soutien sera à la disposition de tous les États membres, mais concentré sur ceux qui ont été les plus touchés et où les besoins en matière de résilience sont les plus importants“, affirme la Commission, dont les propositions de pré-allocations de subventions vont principalement vers l’Italie (82 milliards) et l’Espagne (77 milliards). Reste à voir quelle logique redistributive sera appliquée aux 55 milliards supplémentaires alloués au fonds de cohésion, auquel les pays de l’Est de l’Europe tiennent grandement. “C’est là où il peut y avoir friction. Pour l’Est et le centre de l’Europe, il est crucial que la politique de cohésion continue à bénéficier à leurs territoires. C’est aussi ça l’enjeu des négociations à venir pour valider le plan de la Commission au Parlement et au Conseil européen“, conclut Jérôme Creel.