Jean-Michel BOUSSEMART et Michel GODET
Quel silence assourdissant face au suicide démographique de l’Europe à l’horizon 2050 ! Les projections démographiques des grandes régions du monde d’ici là sont connues et réévaluées tous les deux ans par les Nations
Unies et régulièrement par Eurostat pour les seuls pays de l’Union Européenne, mais il faut être un spécialiste des bases de données pour s’en servir. De fait, personne n’en parle, surtout à Bruxelles où l’on préfère produire des rapports sur les révolutions technologiques, le développement durable ou la transition énergétique.
Nous devons remplir notre fonction d’alerte, même si nous savons que nous ne serons plus là en 2050 pour regretter de ne pas avoir été entendus. Contrairement à l’Amérique du Nord qui verrait sa population augmenter de 75 millions d’habitants (soit deux fois moins que l’Amérique du Sud), l’Europe pourrait stagner autour de 500 millions d’habitants et perdre 49 millions de personnes en âge de travailler dans la tranche des 20-64 ans, dont 11 millions pour l’Allemagne. L’Espagne et l’Italie devraient aussi perdre de 7 à 8 millions d’actifs potentiels. La France, quant à elle, se réjouit de quasiment rattraper l’Allemagne, ce qu’en réalité le Royaume-Uni devrait réaliser avant elle. Il est illusoire de se réjouir d’une telle perspective car nos voisins sont aussi nos principaux débouchés : 87 % de ce qui est produit en France est consommé en Europe dont 70 % pour la France, et 17 % pour les exportations à destination de l’Europe (56 % des 30 % exportés dans le monde).
La tectonique démographique : Les autres enseignements de la tectonique démographique d’ici à 2050 n’interpellent pas moins : la Chine, le Japon et la Russie perdraient respectivement 38 millions, 20 millions et 15 millions d’habitants alors que l’Inde augmenterait de près de 400 millions d’habitants et dépasserait la Chine d’au moins 300 millions d’habitants. La saignée sera particulièrement forte pour la tranche d’âge des 20-64 ans d’ici à 2050 : -22 millions pour la Russie, -20 millions pour le Japon et -195 millions pour la Chine. Les États-Unis verraient leurs actifs potentiels augmenter de presque 20 millions dans la période.
Tableau 1 : Projections des populations à l’horizon 2050
Population (en millions) 2015 / 2050 Variation Niveaux de vie
(K$ ppa) 2015
Chine 1 376 / 1 348 -28 13
Inde 1 371 / 1 705 +334 6
Russie 144 / 129 -15 24
Japon 127 / 107 -20 36
Afrique 1 186 / 2 478 +1 292
Amérique Latine 634 / 784 +150 11
Amérique du Nord 358 / 433 +75 51
Union européenne 505 / 500 -5 35
Source : ONU projections centrales
Il faudra des bras et des cerveaux pour compenser ces pertes d’actifs.
Chance ? Dans le même temps, la population de l’Afrique devrait augmenter
de 1,3 milliard, dont 130 millions rien que pour l’Afrique du Nord. C’est dire que la pression migratoire sur l’Europe va être plus forte que jamais ! Ce choc démographique (implosion interne et explosion externe), l’Europe n’en parle pas et ne s’y prépare pas. Tout se passe comme si le tsunami démographique était moins important que la vague numérique.
Pour que cesse l’omerta, nous invitons nos interlocuteurs à imaginer
quelques millions de réfugiés climatiques en provenance d’Asie ou encore
plus de réfugiés politiques et économiques en provenance d’Afrique et du
Moyen-Orient. Relevons que si 1 % du surcroît de la population africaine
s’installait en France d’ici à 35 ans (ce qui est aussi proche de nous que 1980), cela ferait quand même 13 millions d’habitants en plus dans l’hexagone d’ici à 2050, soit 20 % de plus ! Quand on songe que l’Union européenne a été fragilisée et ébranlée en 2015 par un million de réfugiés dont les trois- quarts politiques, on se rend compte que l’Europe ne devrait pas attendre pour se préparer à de telles perspectives. Elle devrait s’inspirer du Canada qui n’hésite pas à pratiquer une politique de quotas en fonction des besoins du marché du travail. Et aussi encourager la relance de la fécondité dans le vieux continent. Car l’intégration se fait d’abord par le brassage des cultures dans les écoles.
Quand il y a trop de sable, le ciment ne prend pas. Pour accueillir le
maximum de sable, il faut plus de ciment, c’est-à-dire d’enfants parlant la
langue du pays quelle que soit leur couleur. Bref, pour rester ouvert au monde, il faudrait relancer la fécondité en Europe dès maintenant. Mais qui parle de politique familiale dans une Europe qui permet qu’il y ait des hôtels et lieux de vacances réservés aux adultes, interdits aux enfants et tolérant seulement les animaux familiers !
Les médias commencent tout juste à s’alarmer du fait qu’en 2016 pour la
première fois, en Europe, le nombre de cercueils a dépassé celui des berceaux.
Il est intéressant de relever que c’est le cas en Allemagne depuis 1971, de
l’Italie depuis 1991, de l’Espagne depuis 2016, de la Russie depuis 1991, du
Japon depuis 2006. Le tour de la Chine viendra en 2028. Le phénomène ne
devrait concerner la France, voire les États-Unis, qu’après 2050.
On ne fabrique pas de berceaux avec des cercueils. Le suicide démogra-
phique de la vieille Europe est annoncé mais il est encore temps : la bonne
prévision n’est pas forcément celle qui se réalise mais celle qui conduit à
l’action pour l’éviter.
Cheveux gris et croissance molle : Il est classique d’attribuer la forte croissance économique de l’après-guerre en Europe à la reconstruction et au rattrapage par rapport aux États-Unis. Ces Trente glorieuses ont coïncidé avec la vague démographique. Il est plus rare de relever que dans les années 50 et 60, l’augmentation de la productivité apparente du travail était deux à trois fois plus élevée que dans les années 80 et suivantes alors qu’à l’époque il n’y avait pas d’ordinateurs et qu’on ne parlait pas de révolution technologique. Comment ne pas voir dans cette productivité élevée, un effet de courbe d’expérience et de baisse des coûts
unitaires de production dans des marchés en expansion continue ?
À l’inverse, la croissance économique comme celle de la productivité n’ont
cessé de ralentir aux États-Unis, en Europe et au Japon depuis le début des
années 1980.
Les chercheurs s’interrogent sur les causes du ralentissement concomitant
de la croissance et de la productivité alors que les révolutions technologiques de l’information et de la communication (TIC), des biotechnologies, des nanotechnologies ou des énergies (nouvelles et stockage) sont plus que jamais perceptibles. C’est le fameux paradoxe de Solow (on trouve des ordinateurs partout sauf dans les statistiques de productivité). Curieusement, ces mêmes chercheurs ne s’interrogent pas sur le lien qu’il pourrait y avoir entre ce ralentissement de la croissance et le vieillissement démographique des anciennes zones développées : États-Unis, Japon, Europe.
Tableau 3 : Déclin du taux de croissance moyen du PIB par tête depuis 1960
PIB/tête
En % moyen annuel 1960-1980 1980-2000 2000-2015
États-Unis 2.5 2.3 0.9
Japon 6.0 2.4 0.7
Europe 3.4 2.1 0.7
Source : calculs Coe-Rexecode d’après Ocde
En Europe et au Japon, la croissance du PIB a été supérieure dans les
années 1980 à celle des années 1990 : 2,5 % contre 2,3 % en Europe et 4,6 %
contre 1,1 % au Japon. Au cours de ces deux décennies, la croissance du
PIB des États-Unis est supérieure d’environ un point à celle de l’Europe. L’explication est essentiellement (pour plus de la moitié) démographique, car
l’écart de croissance du PIB par habitant n’est que de 0,2 point plus élevé
outre-Atlantique qu’en Europe sur les mêmes périodes. En effet, la croissance
démographique, de l’ordre de 1 % par an aux États-Unis, est depuis le début
des années 60, deux à trois fois plus élevée qu’en Europe. Une autre partie de l’explication de la croissance du PIB plus élevée aux États-Unis est à rechercher du côté du taux d’emploi et de la durée annuelle du travail plus élevés. Si les Américains avancent plus vite, c’est parce qu’ils sont plus nombreux et rament plus.
Nous avons retenu un panel de 23 pays, membres depuis longtemps de
l’OCDE : Belgique, Danemark, Allemagne, Irlande, Grèce, Espagne, France, Italie, Pays-Bas, Luxembourg, Autriche, Portugal, Finlande, Suède, Royaume-Uni, Islande, Norvège, Suisse, États-Unis, Japon, Canada, Australie et Nouvelle-Zélande. À partir de la base de données Ameco de la Commission européenne, nous avons calculé pour chaque pays et sur la période 1993-2015 la moyenne des variations annuelles (en %) de la population totale d’une part et la moyenne des variations annuelles (en %) du volume du PIB/habitant d’autre part. Le nuage de 23 couples de données que nous obtenons s’ordonne significativement d’un point de vue statistique autour d’une droite de régression avec un R2 de 0,42. Quand la vague numérique cache le tsunami démographique À la Commission européenne, mais aussi dans la plupart des instances internationales et nationales, la question du lien entre démographie et croissance est rarement évoquée. Les rapports sur la technologie, l’innovation, la
compétitivité sont légions. L’homme n’est abordé que comme capital humain, et sous l’angle de la formation, considérée à juste titre comme un investissement et un facteur de croissance à long terme. La démographie n’est traitée qu’à travers le vieillissement par le haut et les problèmes qui en découlent pour l’équilibre des systèmes de retraites, les dépenses de santé, la prise en charge de la dépendance, mais quasiment jamais relativement aux conséquences du vieillissement par le bas sur la croissance et sur la place de l’Europe dans le monde.
En 2000, l’ambitieuse stratégie de Lisbonne pour la croissance et l’emploi
misait essentiellement sur les technologies de l’information et l’économie de la connaissance pour assurer à l’Europe son avenir et sa puissance sur la scène internationale à l’horizon 2010. À presque mi-parcours, le rapport Wim Kok (2004) maintenait le cap sur la société de la connaissance et un développement durable pour une Europe élargie et consacrait, fait nouveau, une petite page au vieillissement de l’Europe. Ce dernier pouvait faire baisser le potentiel de croissance de l’Union d’un point (autour de 1 % au lieu de 2 %) d’ici à 2040. Mais rien n’était dit des évolutions démographiques comparées de l’Europe avec les États-Unis. Oubli d’autant plus remarquable que les mêmes comparaisons sont systématiques pour l’effort de recherche, l’innovation et la mesure de la productivité.
Les effets multiplicateurs de la démographie.
Comme le disait Alfred Sauvy, les économistes « refusent de voir » le lien
entre croissance économique et dynamique démographique et ne cherchent
donc pas à le vérifier. Pourtant, les Trente Glorieuses et le baby-boom sont
allés de pair, et l’essor des États-Unis s’explique sans doute, aussi, par une
meilleure santé démographique. Depuis trente ans, le taux de fécondité y est en moyenne de près de 2,1 enfants par femme, contre 1,5 dans l’Europe ; la population, du fait aussi d’importants flux migratoires, continue d’augmenter fortement. La comparaison des taux de croissance entre l’Europe et les États-Unis fait généralement appel à la technique pour expliquer des différences sur le terme. On peut se demander s’il n’y a pas aussi un effet de « multiplicateur démographique ». Cette hypothèse permet de mieux comprendre pourquoi la croissance et, surtout, les gains de productivité des années 1950 et 1960 ont été en moyenne deux fois plus élevés que dans les années 1980 et 1990, marquées pourtant par les révolutions techniques, sources théoriques de gains de productivité.
Avec la nouvelle économie, la question paraissait résolue, les États-Unis
connaissant une période de forte croissance économique avec des gains de productivité (apparente du travail) bien supérieurs à ceux de l’Europe. N’était-ce pas la preuve du décrochage technologique de l’Europe par rapport aux États-Unis ? On peut douter de cette explication maintenant que l’on connaît les statistiques validées pour le passé. Dans les années 1980, la croissance du PIB par actif était comparable dans les deux zones (autour de 1,5 %) avec un léger avantage pour l’Europe dans les années 1980. Cependant, depuis les années 1990, l’Europe semble décrocher par rapport aux États-Unis, dont la productivité apparente (PIB/actif occupé) a augmenté de plus de 2 % par an dans les années 1990 et 1,5 % par an jusqu’en 2007, 1 % depuis la crise.
Dans le même temps, la hausse de la productivité de l’Europe est passée de
1,7 % dans les années 1990 à 1 % par an entre 2000 et 2007 pour s’effondrer
à 0.3 % depuis 2008.
La question est donc posée : faut-il attribuer cet écart au gap technolo-
gique ou au gap démographique ? Nous avançons l’hypothèse que ce dernier facteur joue un rôle déterminant car le fossé démographique se creuse plus que jamais.
Tous les habitants ne sont pas actifs, mais le nombre d’heures travaillées
explique l’essentiel de la différence de niveau de productivité apparente du
travail par actif employé, puisque les Américains travaillent 46 % de plus que les Français par an. S’ils travaillent, c’est qu’il y a une demande solvable à satisfaire, peut-être aussi plus soutenue qu’ailleurs pour cause d’expansion démographique.
Si l’on renonce à l’hypothèse d’indépendance entre les deux variables « PIB
par habitant » et « croissance démographique », alors nous pouvons avancer une nouvelle hypothèse, celle d’un multiplicateur démographique qui serait à l’origine d’une part importante des gains de productivité plus élevés aux États-Unis qu’en Europe. Généralement, les économistes (se référant à la fameuse fonction de production de Cobb-Douglas) expliquent la croissance par trois facteurs : le capital, le travail et le progrès technique.
Revenons aux sources :la productivité est le résidu de croissance supplémentaire, qui ne s’explique pas par l’augmentation des facteurs de production (capital et travail). Faute de mieux, on attribue ce surcroît de croissance du PIB par actif au progrès technique (en l’occurrence la diffusion des technologies de l’information), ce qui est une manière positive de désigner le résidu non expliqué.
Dynamique démographique et productivité apparente du travail
La croissance du PIB dépend de deux facteurs : le PIB par actif occupé et
le nombre d’actifs occupés. L’augmentation du PIB par actif occupé est de
fait plus forte aux États-Unis qu’en Europe depuis le milieu des années 1990.
En réalité, la variation du PIB par actif (productivité apparente du travail)
est d’autant plus significative que le nombre d’actifs occupés et les débou-
chés augmentent, dans une population en expansion. Le progrès technique,
l’apprentissage et les économies d’échelle conjuguent leurs effets pour baisser les coûts unitaires, améliorer la qualité, bref, augmenter la valeur ajoutée, c’est-à-dire le PIB par actif. Le multiplicateur de la dynamique démographique joue encore pour les États-Unis, certes moins que dans les années 60, mais plus du tout pour l’Europe vieillissante. Les économistes ne trouvent pas ce multiplicateur démographique parce qu’ils ne le cherchent pas. Cette hypothèse éclairerait pourtant mieux le décrochage de croissance du PIB par actif, constaté depuis le début des années 2000 entre les États-Unis et l’Europe, que le seul retard dans les technologies de l’information et de la communication.
La croissance à long terme des pays développés est commandée par la démographie : sans capital humain, la croissance est bridée faute d’oxygène. Avec un indicateur conjoncturel de fécondité proche de 1,5, l’Europe aura demain des générations de jeunes actifs un tiers moins nombreuses que celles actuelles. Une chute du nombre de naissances est, pour un pays, l’équivalent de ce qu’est pour une entreprise une diminution de l’investissement ; cela permet de bénéficier, pendant un certain temps, d’une trésorerie plus confortable, au prix de problèmes graves ultérieurs. Il en ressort que la politique familiale soutenant la croissance démographique est un investissement pour le long terme. D’aucuns pourraient arguer que le déficit de naissances en Europe et son impact négatif sur la croissance économique à venir et l’élévation des niveaux de vie pourraient être compensés par des flux migratoires d’ampleur de plus en plus grande. Ils s’illusionnent, comme les événements récents, le montrent avec notamment le vote en faveur de la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne et comme le montrent aussi les réactions des populations dans la quasi-totalité des pays européens aux flux récents des migrants venus d’Afrique et du Moyen-Orient.
Le ressort familial : Les pays européens sont comme des vergers dont les arbres, en plein rendement pendant 40 ans, sont arrivés à maturité sans que l’on ait prévu leur remplacement par de jeunes pousses. Or, pour investir et consommer, il faut avoir confiance en l’avenir et besoin de s’équiper, autant de caractéristiques qui, malheureusement, régressent avec l’âge. Les ressorts du dynamisme sont les mêmes dans les domaines économique et démographique : le goût de vivre s’exprime à la fois par l’initiative économique et par l’accueil des enfants.
L’esprit d’entreprise est cousin de l’esprit de famille !
ANNEXE : La France recule par rapport à ses principaux partenaires européens notamment l’Allemagne et les Pays Bas. Elle est rattrapée par le Royaume-Uni. Ce n’est pas en ramant moins qu’on avance plus vite.
La progression du PIB/habitant concerne la plupart des pays du monde et
c’est une bonne nouvelle.
PIB/habitant (milliers de $ 2011 (PPA)
1980 2000 2007 2015
États-Unis 29,3 46,0 50,9 52,5
Union européenne 21,2 30,5 35,2 35,6
Dont Royaume-Uni 20,3 33 38,5 38,7 Suède 24,5 36,9 44 45,1 Danemark 26,8 41,3 45,2 43,0
Japon 19,9 32,2 35,3 35,8
Corée du Sud 5,1 20,8 28,1 34,4
Zone euro (1 23,8 34,5 38,5 37,9 France 25,1 36 39 38,8 Allemagne 26,1 37,3 41,1 44,1 Italie 24,5 36,1 38,3 33,6 Espagne 18,5 30,6 34,7 32,8 Pays-Bas 27,1 41,9 46,8 46,3
Russie na 14,1 22,8 23,9
Turquie 8,3 12,9 16,5 19,2
Brésil na 11,5 13,4 14,7
Chine 0,7 3,6 7,2 13,3
Inde 1,3 2,5 3,8 5,8
Afrique (total) 2,6 3,3 4 4,7
Dont Afrique du Nord 6,6 7,5 9,2 9,9
Et les autres pays 1,4 2,2 2,7 3,5
Monde na 10.5 12.8 14.8
Source : WEO-IMF April 2016, Calculs : Coe-Rexecode