Le Sahel dans l’impasse : l’éditorial d’Éric Denécé

par  CF2R Par Éric Denécé*

Extrémisme religieux, terrorisme, criminalité, conflits ethniques… depuis deux décennies, les facteurs d’insécurité n’ont cessé de se multiplier au Sahel. Malgré les efforts entrepris par les États de la région, faute de d’infrastructures, de stabilité et de sécurité, le développement économique est devenu impossible, plongeant les populations dans la pauvreté, accroissant leurs frustrations et les poussant à adhérer à des idéologies extrêmes et violentes ou à participer au développement d’activités illégales. Les Etats sahéliens sont ainsi toujours confrontés à ces menaces auxquelles ils ont le plus grand mal à faire face.

Depuis 2011 et la déstabilisation de la Libye – suite à l’intervention inconsidérée des Français, des Britanniques et des Américains -, la présence des djihadistes internationaux s’est accrue au Sahel, où ils ont trouvé une zone de repli idéale. L’espace sahélo-saharien est
immense, peu peuplé et totalement sous-administré ; les frontières n’y sont ni matérialisées ni surveillées, les mouvements y sont donc libres et les possibilités de caches multiples ; les trafics de toute nature permettent aux djihadistes de se ravitailler aisément (armes, véhicules, essence, etc.) et la corruption endémique leur permet d’échapper aux forces de sécurité en achetant des complicités.

De plus, dans toute la région, les fondamentalistes bénéficient de la bienveillance des populations locales car, paradoxalement, ils apportent une forme de justice là où il n’y en a pas, prodiguent des soins médicaux élémentaires et, parfois, offrent une aide alimentaire quand les programmes d’assistance nationaux et internationaux ont échoué. Les jeunes, confrontés à un chômage endémique, sont de plus en plus sensibles aux prêches enflammés d’imams radicaux, ce qui les conduit généralement à rejoindre les rangs d’organisations djihadistes., par conviction ou parce qu’ils y perçoivent un salaire.

Parallèlement, les organisations criminelles transnationales sont très actives. Elles se sont implantées au Sahel depuis le début des années 2000, profitant de la faiblesse des moyens sécuritaires des États locaux. La région est ainsi devenue un nouveau lieu de passage du trafic de la cocaïne sud-américaine. En effet, depuis 2005, les Caraïbes et les côtes atlantiques de l’Europe étant davantage surveillées, la drogue est acheminée sur les côtes d’Afrique de l’Ouest, puis traverse le Sahel et le Sahara, pour atteindre la Méditerranée et l’Europe. Les organisations criminelles dégageant des profits colossaux, cela leur permet d’acheter des complicités locales afin d’assurer le transfert en sécurité de leur précieuse marchandise. Plusieurs cartels sud-américains ont ainsi établi des liens avec des tribus touaregs, des membres du Front Polisario et des mouvements islamiques.

L’espace sahélien connait également des tensions intercommunautaires de plus en plus vives, se traduisant par la création de milices locales, autorisées ou non par les gouvernements. Leurs débordements sont imprévisibles et débouchent parfois sur des massacres intercommunautaires. Les Etats de la région sont en effet de véritables mosaïques ethniques, dans lesquels, généralement, le groupe dont sont issus les dirigeants est privilégié par rapport aux autres composantes de la population. Le concept d’Etat-nation n’a jamais vraiment pris racine en Afrique, ce qui conduit à poser la question de la validité des frontières issues de la colonisation. Enfin, les tentatives de dialogue entre le gouvernement central et les ethnies les plus démunies sont rares et souvent peu concluantes.

Dans ce contexte, groupes terroristes et organisations criminelles instrumentalisent la religion, l’argument identitaire ou le manque de progrès socio-économique pour recruter des partisans dans la population locale. La question climatique (sécheresse, raréfaction des ressources en eau) vient se surajouter à tous ces facteurs et complique une situation déjà tendue en aiguisant les rivalités pour les terres arables.

Les États de la région, confrontés à ces multiples menaces et à la défiance des populations, perdent pied. Ils se révèlent incapables d’assurer sécurité, développement et d’imposer leur autorité sur les territoires dont ils ont la responsabilité, laissant se développer de véritables « zones grises », hors de tout contrôle étatique, dans lesquelles terroristes et criminels prospèrent en toute quiétude.

Certes, il importe de ne pas omettre les facteurs externes qui contribuent à accroître l’instabilité du Sahel. Certains pays étrangers n’hésitent pas à manipuler les acteurs locaux afin d’asseoir leur influence dans la région, dans le but d’en exploiter les richesses ou d’en interdire l’accès à leurs concurrents. A ce titre, il convient de signaler l’influence internationale extrêmement néfaste de l’Arabie saoudite et du Qatar, qui y implantent leur vision sectaire et radicale de l’islam ; mais aussi de l’Algérie et du Maroc qui y exportent leurs rivalités. Ces interférences étrangères participent largement à l’entretien de conflits locaux.

– Les organisations criminelles transnationales sont très actives. Elles se sont implantées au Sahel depuis le début des années 2000, profitant de la faiblesse des moyens sécuritaires des États locaux. La région est ainsi devenue un nouveau lieu de passage du trafic de la cocaïne sud-américaine.

Pour les États du Sahel, les défis à relever sont donc extrêmement complexes. Les problèmes auxquels ils sont confrontés ne peuvent plus être résolus dans le seul cadre national, voire régional, car les tenants et aboutissants sont de plus en plus liés à des facteurs extra-régionaux. Aussi la recherche de solutions ne peut avoir lieu que de manière collective en développant la coopération régionale. En effet, la sécurité ne pourra être rétablie au Sahel que par un effort concerté des États locaux. La lutte contre le terrorisme et le crime organisé ne peut être efficace tant qu’elle est limitée par des questions de frontières et de souveraineté, ou par des rivalités régionales.

De plus, il est indispensable de conduire des actions combinées de lutte contre le terrorisme et la criminalité, parce que la collusion entre les réseaux internationaux du trafic de drogue et les pseudo-terroristes islamistes est une réalité. Ces acteurs se soutiennent les uns les autres : les réseaux terroristes tirent avantage des trafics pour acquérir armements et équipements ; et l’insécurité qu’ils entretiennent permet à la criminalité internationale de développer ses activités. Il ne peut y avoir de lutte anti-terroriste efficace sans lutte globale contre toutes les formes de criminalité.

Malheureusement, force est de constater que les pays de la région luttent encore contre ces menaces en ordre dispersé et que les diverses tentatives de coordination ne produisent que de médiocres résultats – y compris le G5 Sahel, en dépit de l’engagement européen. Surtout, les armées de la région ne sont pas suffisamment formées et encadrées pour faire face aux groupes armés ; et l’on observe encore trop souvent qu’elles commettent des exactions à l’endroit des populations qu’elles sont supposées protéger, rendant illusoire le soutien populaire à leur action.

Le coup d’État du 18 août 2020 à Bamako est l’illustration parfaite de cette dégradation sécuritaire constante générant une instabilité politique sans fin. Cet événement ne surprend guère car tous les ingrédients étaient réunis pour le provoquer : conditions de vie dégradées, tensions interethniques, accord de paix non respecté, incapacité du pouvoir à juguler les attaques des forces islamistes, etc.

Année après année, le Mali s’enfonce dans le chaos. Ses dirigeants politiques ont été incapables – ou n’ont pas voulu– prendre les problèmes qui minent leur pays à bras le corps ; la classe politique se caractérise par sa mauvaise gestion, son népotisme et un enrichissement éhonté ; une partie de la haute hiérarchie militaire est gangrénée par la corruption, plus occupée à faire des affaires qu’à combattre. En sept ans de pouvoir, elle s’est avérée incapable de construire une armée efficace malgré le soutien de la France et de nombreux partenaires internationaux.
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Cela fait maintenant près de vingt ans que le Sahel se trouve quasiment en situation de guerre et qu’aucune issue n’est en vue. Aussi une question se pose : n’est-il pas illusoire de vouloir ramener la paix dans la région ? L’une des clés pour débloquer la situation est celle du conflit libyen, dans lequel, malheureusement, les deux parties en présence et leurs sponsors n’ont guère l’air déterminés à négocier.

Sans sombrer dans le pessimisme, il convient d’être conscient que la situation est loin d’être en voie de résolution. Les États du Sahel doivent donc se préparer à une action de longue haleine, au cours de laquelle il leur faudra faire preuve de détermination et de constance, car les fléaux qui perturbent la sécurité et le développement de la région ne disparaîtront pas en quelques années. Seul point positif : la situation semble difficilement pouvoir être pire…

Éditorial d’Éric Denécé

Eric Denécé est docteur en sciences politiques et directeur du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il a exercé comme officier-analyste à la Direction de l’évaluation et de la documentation stratégique du Secrétariat général de la défense nationale (SGDN).

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