Interview de de Edouard Simon sur Iris France le 12/11/2020
Le Brexit et l’élection de Donald Trump ont ébranlé les convictions européennes, amenant les États membres à avancer sur la réflexion d’une autonomie stratégique européenne. Pour autant de nombreux défis demeurent pour réussir sa mise en place et l’élection de Joe Biden pourrait s’avérer être un nouvel obstacle à sa construction. Entretien avec Édouard Simon, directeur de recherche à l’IRIS, spécialisé sur les questions de sécurité et de défense européennes.
L’Union européenne a subi plusieurs chocs ces dernières années. Quels enseignements en ont tirés les Européens ? En ressortent-ils plus unis ?
Il y a eu en effet en 2016 une double rupture avec le vote britannique en faveur du Brexit et l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche, qui sont venus amplifier un premier choc, celui de l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, qui a remis la question des frontières au centre du jeu stratégique européen.
Le Brexit a représenté la fin de l’idée selon laquelle le processus d’intégration européenne ne va que dans un seul sens, celui d’une « Union toujours plus étroite ». Et, pour la première fois dans l’histoire de la construction européenne avec l’élection de Donald Trump, les Européens ont été confrontés à un président américain foncièrement opposé à l’idée même d’unité et d’unification européenne.
Les Américains ont toujours été des sponsors de l’unité européenne, avec bien sûr des arrière-pensées, des oppositions, jouant parfois même sur la désunion des Européens comme en 2003, lors de l’intervention en Irak. Néanmoins, ils ont toujours soutenu philosophiquement l’intégration européenne, ce qui ne fut plus le cas avec Donald Trump. Symboliquement, le rang de l’Union européenne dans l’ordre protocolaire des États-Unis a même été rabaissé au niveau des simples organisations internationales. Les Européens se sont rendu progressivement compte qu’ils allaient de plus en plus devoir compter sur eux-mêmes, notamment pour garantir leur sécurité, défendre et promouvoir leurs intérêts et leurs valeurs au niveau international. L’élection de Joe Biden, si elle s’accompagnera sans aucun doute d’un réchauffement diplomatique dans la relation transatlantique, ne changera pas un certain nombre de fondamentaux de la politique étrangère américaine, notamment la poursuite du pivot stratégique vers l’Asie, initié – rappelons-le – par Barack Obama.
Avec cette double rupture, on a pu observer une plus grande unité européenne. Dans le domaine de la politique étrangère, les Européens sont bien sûr divisés sur la définition à donner au concept d’autonomie stratégique européenne et sur la relation avec les États-Unis. Les Polonais, par exemple, sont très contents de la relation bilatérale qu’ils ont développée avec l’administration Trump, ce qui n’est pas le cas de l’Allemagne qui a été la cible principale des critiques et attaques de l’administration Trump. Pour autant, les divisions européennes sont infiniment moindres qu’en 2003 au moment de la crise irakienne, où la politique étrangère de l’Europe avait tout simplement implosé. Jusqu’à présent, dans les négociations sur le Brexit et la future relation avec le Royaume-Uni, les Européens sont restés unis, ce qui est tout à fait remarquable. De la même façon, face à Donald Trump et à ses menaces de guerres commerciales, ils ont été unis et ont globalement parlé d’une seule voix.
La réaction face à la crise économique causée par la pandémie de COVID-19 est aussi un exemple d’unité et n’a rien à voir avec la réaction que les Européens ont eu lors de la crise de la zone euro de 2010. Une réponse a été apportée au niveau européen, avec un accord sur la mise en place d’un plan de relance au niveau européen qui aurait été inimaginable il y a dix ans. Les âpres discussions qui ont pu avoir lieu entre Européens n’ont pas abouti à une paralysie européenne, mais à la mise en place des conditions pour la création de véritables solidarités.
Les Européens ont certes des divergences, mais ils sont plus intégrés, plus unis. L’enjeu est désormais de travailler sur ces divergences pour les réduire.
La sécurité et la défense européenne ont fait un pas en avant historique avec la création du fonds européen de défense. Où en est aujourd’hui le développement de la défense européenne ?
Depuis 2016, beaucoup de choses se sont effectivement passées dans ce domaine avec l’adoption de trois initiatives d’ampleur : activation de la coopération structurée permanente (CSP) en 2017, mise en place d’un processus annuel de revue des capacités de défense (processus CARD), et surtout du futur fonds européen de défense (FED), qui devrait être définitivement adopté d’ici la fin de l’année.
Il faut bien mesurer ce que ce fonds représente. Le budget de l’Union va désormais financer la recherche et le développement dans le domaine de la défense, ce qui était inenvisageable en 2014 ou 2015. Il s’agit donc d’une vraie rupture, et ce à plusieurs égards. Le fonds étant géré par la Commission européenne, il a le potentiel de provoquer une véritable consolidation de la demande des demandes européennes en matière d’armement et, donc, de provoquer un véritable big-bang pour les politiques de défense des États membres.
L’un des enjeux principaux est aujourd’hui de faire en sorte que toutes ces initiatives fonctionnement de manière complémentaire, cohérente, dans un objectif unique. Or, le problème est que cet objectif n’existe pas encore. C’est tout l’enjeu de la boussole stratégique, qui est actuellement en discussion au niveau du Conseil. Cette initiative a été lancée sous la présidence allemande du Conseil de l’Union et devrait normalement aboutir lors de la présidence française au premier semestre 2022. Cette « boussole stratégique » a justement vocation à faire le lien entre l’ambition stratégique, les menaces et le développement des capacités qui sont nécessaires. Il doit aussi servir à orienter et à assurer un certain niveau de cohérence entre les différentes initiatives européennes.
L’Union européenne est donc à un moment charnière où sa culture stratégique doit être établie. Il s’agit ainsi de définir comment l’environnement stratégique peut être perçu communément par ses États membres et quelles réponses communes peuvent être apportées. Pour l’heure, les approches sont définies uniquement en fonction des intérêts nationaux, omettant généralement leur dimension européenne, c’est-à-dire l’interdépendance entre Européens.
Le risque principal est que les divergences sur la perception, la priorisation et la gestion des menaces s’accentuent et n’aboutissent à rien de vraiment concret. Il y a ainsi une tentation, dans certains États, à diluer la notion d’autonomie stratégique européenne avec le risque de n’aboutir qu’à des demi-résultats dans des domaines peu ou pas stratégiques. Ce serait le cas si cette autonomie stratégique ne se résumait qu’à la relocalisation sur le sol européen des activités de production de masques chirurgicaux et de paracétamol. L’autonomie stratégique européenne ne concerne bien sûr pas seulement la défense et la sécurité, mais ces questions en sont néanmoins le cœur.
La victoire de Joe Biden aux élections américaines peut-elle changer la donne en ce qui concerne l’autonomie stratégique européenne ?
L’élection de Joe Biden changera certainement la donne. Il est fort probable qu’il revienne à une forme de politique étrangère plus traditionnelle que ne l’était celle de Donald Trump. La politique de ce dernier était opposée de manière très frontale aux intérêts des Européens, comme on a pu le voir avec son retrait des accords de Paris sur le climat ou encore celui de l’accord sur le nucléaire iranien. Joe Biden a, quant à lui, clairement annoncé qu’aux premiers jours de sa présidence, il fera de nouveau entrer les États-Unis dans les accords de Paris. Sa politique devrait donc être plus conciliante.
Pour autant, le retour à une sorte d’âge d’or de la relation transatlantique est peu probable. Les fondamentaux de la politique étrangère américaine n’ont pas nécessairement bougé, Donald Trump les exprimait simplement d’une manière vulgaire et extrême. C’est notamment le cas au sujet du « burden sharing », c’est-à-dire du coût de la sécurité européenne. Depuis Kennedy, les États-Unis demandent aux Européens de contribuer plus et mieux à leur propre sécurité. Il est illusoire de penser que cela va changer avec Joe Biden. Il aura certainement des mots plus ronds, des manières plus sympathiques, mais il continuera d’insister en ce sens et pourrait même tenter de tirer parti de l’immense attente qu’a suscitée son élection en Europe pour obtenir des engagements.
La relation transatlantique s’est, en effet, considérablement dégradée avec la présidence de Donald Trump dans toute une partie de l’Europe, et il y a peu de chance qu’on retourne à la situation antérieure. Joe Biden a tout intérêt de profiter de cette dégradation pour proposer un nouveau deal aux Européens et redéfinir la relation transatlantique.
Alors que l’élection de Trump avait sonné comme une sorte de réveil stratégique pour l’Europe, le pire scénario serait probablement celui où une élection de Biden aboutisse une remise en sommeil des Européens sur cette question. Mais les réactions fortes en Europe, et en Allemagne singulièrement, aux récents propos d’Annegret Kramp-Karrenbauer sur l’illusion de l’autonomie stratégique européenne[1] semblent signifier que cette question n’est pas prête de disparaitre de l’agenda européen.
[1] Europe still needs America, politico.eu (https://www.politico.eu/article/europe-still-needs-america/)