Non, l’Europe de 2020 n’est pas les États-Unis de 1790

Publié le 23 juillet 2020

FigaroVox – 22/07/2020

FIGAROVOX/TRIBUNE – En concluant un accord qui prévoit une mutualisation des dettes et une plus grande solidarité budgétaire, l’Europe paraît franchir un pas supplémentaire vers le fédéralisme, non sans rappeler la reprise des dettes des États par le gouvernement fédéral américain, mise en oeuvre par Alexander Hamilton en 1790. Mais l’Europe est trop facturée et n’a pas assez de vision stratégique pour prétendre à cette comparaison, juge l’économiste.

Face à la crise économique d’une ampleur inouïe causée par la pandémie du coronavirus Covid-19, l’Europe a été capable de mettre en œuvre des mesures d’urgence mais elle passe à côté de l’essentiel: les écartèlements nord-sud et est-ouest au sein de l’Union et l’érosion de plus en plus rapide de son poids dans le monde.

Les politiques économiques européennes ont pu impressionner par les montants annoncés et en répondant par des mesures considérables de chômage partiel et de prêts des banques garantis par les États.

Plusieurs programmes massifs ont été mis sur pied, en complément du «Quantitative Easing» (QE) ou rachat des obligations émises notamment par les États depuis mars 2015. Puis, à partir du 18 mars 2020, le Pandemic Emergency Purchase Program (PEPP) de 750 milliards d’euros est venue compléter le QE. Ce programme a été augmenté de 600 milliards d’euros le 4 juin à 1 350 milliards d’euros jusqu’à la fin juin 2021 au moins.

En termes de politique budgétaire, les 27 ministres de l’Économie et des Finances de l’Union européenne se sont mis d’accord le 9 avril 2020 pour un plan de 540 milliards d’euros en partant d’une base de 100 milliards d’euros pour un fonds de garantie du chômage partiel (SURE), de 200 milliards d’euros d’engagements progressivement mis en place par la Banque européenne d’investissement (BEI) pour prêter aux entreprises et de 240 milliards d’euros mobilisés par le MES (Mécanisme européen de stabilité). Ensuite, l’Union européenne a trouvé un accord le 21 juillet 2020 sur un plan de relance de 750 milliards d’euros composé de 390 milliards d’euros de dons et de 360 milliards d’euros de prêts pour aider les pays et les secteurs en difficultés.

On pourrait conclure de toutes ces initiatives que l’Europe vit ainsi un moment hamiltonien. Alexander Hamilton (1757-1804) fut le premier secrétaire du Trésor des États-Unis. Juriste constitutionnaliste et financier, disciple de Hobbes et de Montesquieu, il fut influent lors de la Convention constitutionnelle américaine de 1787. En 1790, à l’instigation d’Hamilton, le gouvernement fédéral a repris les dettes contractées par les États américains dont les finances publiques étaient alourdies par les dettes accumulées lors de la guerre d’indépendance (1775 – 1783).

Mais s’il ne faut pas négliger l’avancée des 27 conduisant à la première émission de dette européenne face à la pandémie de coronavirus, l’Europe ne vit pas un moment hamiltonien pour trois raisons:

Dans un premier temps, la zone euro est plus que jamais divisée entre le Nord qui a conservé une industrie puissante et accumule des excédents extérieurs et un Sud en voie de désindustrialisation dont la France est l’archétype. Le niveau de vie moyen des pays du Sud (France, Italie, Espagne et Portugal) a décroché de plus de 15% par rapport à l’Allemagne de 2010 à 2020. L’euro, qui fut annoncé comme instrument de convergence en Europe, s’est révélé être un levier de divergence des performances entre le nord et le sud de la zone en l’absence des trois conditions de réussite d’une monnaie commune dans une zone monétaire qui n’est pas optimale au sens de la théorie économique: un budget spécifique à la zone euro investissant massivement dans la R&D et les infrastructures physiques et numériques de la zone, une politique économique commune et une coordination des politiques fiscales et sociales.

Ensuite, l’Europe continue de prôner un modèle de souverainetés partagées au niveau mondial alors que l’on assiste partout au retour de politiques stratégiques nationalistes affirmées comme aux États-Unis, en Chine, en Russie, au Brésil, en Inde, au Royaume-Uni, etc. Six décennies de naïveté aggravée, voire militante, pour un résultat effroyable en termes de perte d’influence mondiale.

La troisième raison relève du fait que l’Union européenne n’a pas pris la mesure des transformations du monde résultant de la double mutation liée à la Nouvelle révolution industrielle (NRI) du numérique et au conflit pour la domination du monde entre les États-Unis et la Chine. L’Europe est en retard dans la révolution numérique face aux Gafam américains (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) et aux BATHX chinois (Baidu, Alibaba, Tencent, Huawei et Xiaomi). Et elle ne semble pas percevoir les accélérations dans la mutation du monde. Les États-Unis et la Chine sont entrés depuis le début des années 2010 dans un conflit de long terme pour la domination du monde. Ces deux pays s’affrontent dans les domaines économique, technologique et montent en puissance dans la défense. Tous les coups sont permis comme l’appropriation de la mer de Chine méridionale par la Chine ou les sanctions américaines contre Huawei pour affaiblir cette entreprise dans le développement de la 5G qui est au cœur de la NRI. En 2020, ces deux géants contribuent à 40 % du PIB mondial et 56 % des dépenses militaires de la planète. Les risques de dérapage à court terme sont nombreux, de la Corée du Nord à Hong Kong, Taiwan et la frontière entre la Chine et l’Inde.

L’Europe n’est donc pas un ensemble politique intégré ayant adopté une politique de puissance pour résister aux pressions extérieures. Elle ne peut être comparée aux États-Unis de 1790 qui venaient de créer la nation américaine et un État fédéral pour la servir. Au contraire, l’Europe est économiquement divisée entre le Nord et le Sud de la zone euro et politiquement divisée entre l’Ouest et l’Est de l’Union européenne. De plus, elle est affaiblie par le Brexit qui traduit le rejet de cette Union par une part croissante des peuples des nations européennes.

Non seulement l’Union européenne ne vit pas un moment hamiltonien, mais son inexistence politique et stratégique menace son indépendance et sa prospérité.

Christian Saint Etienne

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