Révélatrice des nouvelles lignes de fracture de l’ordre international, la pandémie actuelle est aussi un accélérateur de ruptures géopolitiques, dont certaines couvaient depuis la fin des illusions néo-idéalistes des années 1990. La souplesse acrobatique des repositionnements intellectuels en cours (frontières, puissance, souveraineté, rôle de l’État) est l’un des signes que le « monde d’après » a commencé. Les enjeux sont gigantesques.
Dans un tel contexte, les fondements de la stratégie reviennent à la mode chez les adeptes repentis de la gouvernance managériale. L’« ère postclausewitzienne » est bien terminée, du moins pour ceux qui avaient eu la naïveté d’y croire, même un instant. Anticiper, planifier, s’adapter : les études prospectives se multiplient à propos des conséquences de la crise. Une « projection vers l’avant » sanitaire, mais aussi économique, financière, industrielle, assurantielle et sociale. Dans ce contexte d’introspection douloureuse, qu’en est-il de la prospective de défense ?
L’un des paradoxes du moment actuel est justement que, contrairement aux visions managériales irénistes de certains analystes hier encore partisans de l’externalisation systématique et de la désindustrialisation compétitive, les prospectivistes de la défense ont généralement été assez lucides. Les exercices de type livre blanc des dernières années ont, sans se lasser, mentionné l’importance d’une base industrielle et technologique de défense et de sécurité (BITDS) autonome, la nécessité de préserver les compétences humaines et technologiques nationales, ou la centralité du concept de rupture stratégique. Dans le Livre blanc de 2008, le risque de pandémie était ainsi associé à une probabilité « moyenne ». La lecture du document est frappante. Tout y est : « Sur les quinze années à venir, l’apparition d’une pandémie est plausible […] à forte contagion et à forte létalité, [elle] s’étendrait sur une durée de quelques semaines à quelques mois, en plusieurs vagues […], [remettrait] en cause le fonctionnement normal de la vie nationale et des institutions […]. » Les réponses ? « […] une mobilisation et une coordination élevées de moyens tant civils que militaires, […] un effort continu de recherche, de développement et de production de produits de traitement, […] la sensibilisation précoce de la population […] la constitution de stocks nationaux correspondant aux principaux risques sanitaires […] (1) » Le Livre blanc de 2013, moins précis, mentionne néanmoins le risque « d’une nouvelle pandémie hautement pathogène et à forte létalité résultant, par exemple, de l’émergence d’un nouveau virus franchissant la barrière des espèces ou d’un virus échappé d’un laboratoire de confinement (2) ». Le gouvernement se doit de réagir en amont, écrivaient les rédacteurs (3). Quant à la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale de 2017, plus sobre, elle souligne que le « risque d’émergence d’un nouveau virus […] est réel (4) » et le rôle qui pourrait être celui du Service de santé des armées, sans entrer dans les détails.
Depuis 2008 au moins, les réponses étaient donc connues : « [La France] créera des stocks européens de médicaments et coordonnera la gestion des diverses protections nécessaires (NRBC notamment). (5) » C’est à ce point que le problème apparaît. Il n’est pas spécifiquement français : l’ensemble des pays européens est peu ou prou affecté de ce mal étrange qu’est la paralysie évocatoire. En matière de défense et de sécurité, tout se passe trop souvent comme s’il suffisait de mentionner un problème pour l’avoir résolu. Le passage d’une analyse lucide à une stratégie de préparation volontariste et concrète ne se fait pas, ou trop tard. Par manque de courage, par incompétence parfois, par idéologie souvent, les exercices de prospective sont oubliés aussitôt rédigés. Il existait 1,6 milliard de masques en France en 2010. Et 150 millions l’année dernière. Le Livre blanc de 2008 évoquait pourtant, on l’a vu, l’obligation de « la planification de la vie nationale en situation de pandémie […], la constitution de stocks nationaux correspondant aux principaux risques sanitaires ». À la place s’est opéré un transfert de responsabilité justifié par une compréhension néolibérale du rational choice, comme l’a reconnu l’actuel ministre de la Santé : « À l’époque […] la production de masques était gigantesque, notamment en Chine et [l’on considérait] qu’on pourrait s’alimenter en temps venu. (6) »
Appliquons ce raisonnement aux stocks de munitions, au format de la flotte française d’avions de combat, à celui des effectifs de l’armée de Terre, au nombre de frégates de la Marine, aux logiciels de cyberdéfense des services de renseignement, aux investissements d’avenir en matière de défense, à l’état actuel du Service de santé des armées. À quoi sert une prospective de défense lucide, si son application en termes de politique publique n’est pas considérée comme obligatoire ? « Le malheur est notre destin, écrivait Jean-Pierre Dupuy dans Un catastrophisme éclairé (2002), mais un destin qui n’est tel que parce que les hommes n’y reconnaissent pas les conséquences de leurs actes. C’est surtout un destin que nous pouvons choisir d’éloigner de nous. » En matière de défense, comme dans tout ce qui touche aux fonctions régaliennes non substituables, la figure lisse du gestionnaire est démonétisée. Le « retour de l’État » tant claironné, s’il advient, sera celui d’une vertu oubliée, la résolution, que Clausewitz définit comme le courage envers la responsabilité. En matière stratégique, l’incantation prospective ne suffit plus.
Notes :
(1) Défense et Sécurité nationale. Le Livre blanc, 2008, p. 164.
(2) Livre blanc. Défense et Sécurité nationale, 2013, p. 46.
(3) Ibid., p. 42.
(4) Revue stratégique de défense et de sécurité nationale, 2013, p. 31.
(5) Défense et Sécurité nationale. Le Livre blanc, 2008, p. 162.
(6) Olivier Véran, audition lors de l’examen du projet de loi d’urgence au Sénat, vendredi 20 mars 2020.