Réflexions pour une nouvelle politique étrangère de la France

Eric Denécé, directeur du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R)

La France n’a plus de politique étrangère digne de ce nom. Son action internationale semble davantage guidée par les humeurs des Présidents que par la raison, ainsi qu’en ont témoigné l’américanophilie de Nicolas Sarkozy, la syrophobie de François Hollande et le besoin d’Emmanuel Macron de donner des leçons au monde… De plus, le ministère des Affaires étrangères est depuis une décennie sous l’influence d’une poignée de diplomates gagnés aux idéaux néoconservateurs américains, qui imposent leurs vues sur tous les dossiers.
Force est de constater que notre action internationale est aujourd’hui incohérente et dessert nos intérêts nationaux. C’est pourquoi il nous paraît utile de livrer quelques idées – cinq principes et quelques points d’application – afin de contribuer à la réflexion sur une nouvelle politique étrangère afin que notre pays retrouve sa crédibilité internationale.

Principe n°1 : Revenir à une appréciation réaliste des relations internationales
Le monde n’est pas tel que nous voudrions qu’il soit et ne risque guère de le devenir. C’est pourquoi il nous faut le regarder de manière lucide afin de promouvoir et défendre nos intérêts et de contribuer, à notre niveau, à la paix et à la stabilité internationales. Pour cela, il est essentiel de n’être point aveuglé par l’idéologie ou par des « amitiés » de nature à altérer notre perception des événements et infléchir nos orientations. Malheureusement notre diplomatie se caractérise aujourd’hui par ce type d’errements qui la rendent incohérente et partisane, et qui nous ont fait perdre, en une décennie, une grande part de notre crédibilité internationale.
 
Principe n°2 : Réaffirmer notre indépendance d’appréciation des situations
La politique étrangère française doit retrouver sa pleine autonomie, car depuis le milieu des années 2000, elle s’est totalement alignée sur celle des États-Unis. Or la vision du monde américaine n’est pas la nôtre et la politique internationale de Washington est discutable – voire dangereuse – sur bien des aspects.
Une telle autonomie ne peut exister sans courage ni indépendance d’appréciation. Cela sous-entend que nous disposions à la fois d’un système de renseignement extérieur performant et d’une véritable vision des relations internationales, aujourd’hui inexistante. Toutefois, il ne s’agit pas seulement d’être « différent » ou « original » pour le plaisir d’« exister », mais d’apporter un point de vue vraiment indépendant et réfléchi dans le concert des nations, car il existe toujours une attente, à travers le monde, d’une voix originale et libre. Notre pays, par sa vision, son expérience et son histoire particulières, a longtemps joué ce rôle utile à la communauté internationale. Il nous faut y revenir.
Sans cette indépendance d’esprit, nous sommes condamnés à être relégués à un second rôle dans le concert des nations ; et sans le courage qui doit nécessairement l’accompagner, nous ne saurions être crédibles afin de jouer un rôle d’intermédiation dans la résolution de crises et conflits internationaux. Surtout, cela pourrait, à terme, nous conduire à perdre notre siège permanent à l’ONU.

Principe n°3 : Renforcer nos capacités d’intervention militaire extérieure
S’il convient de considérer avec la plus extrême mesure toutes les opérations extérieures, il n’en demeure pas moins que les capacités d’action militaires (coercition ou interposition) demeurent l’un des atouts majeurs de notre politique étrangère et de notre considération mondiale. Quelle que soit l’importance que le monde moderne porte aux « capacités d’influence », les diplomates sans armée sont peu écoutés et ne pèsent guère. La réduction excessive de notre outil militaire depuis deux décennies nuit directement à notre action diplomatique et économique à l’international. Il est primordial de nous doter de moyens suffisants et indépendants afin d’agir sans attendre le bon vouloir de certains de nos alliés. Il n’est pas acceptable que nous devions faire appel quasi systématiquement aux moyens logistiques américains pour conduire nos interventions.

Principe n°4 : Redonner à notre diplomatie les moyens nécessaires à son action
Le Quai d’Orsay, qui est l’un des plus petits ministères du gouvernement, dispose d’un budget contraint, en réduction constante, et la situation de dénuement dans laquelle se trouve certaines de nos ambassades ne leur permet pas de disposer de moyens d’action à la hauteur des enjeux et de nos ambitions. Qu’il s’agisse de culture, de développement, d’action humanitaire ou de francophonie, les ressources du ministère des Affaires étrangères sont très insuffisantes et ne lui permettent pas d’assurer efficacement le rayonnement de la France dans le monde.

Principe n°5 : Renforcer notre « diplomatie économique »
Depuis la fin de la Guerre froide, l’économie est redevenue un enjeu central des relations internationales et les rivalités commerciales entre nations développées se sont considérablement accrues. Dans un contexte relevant souvent de la guerre économique, il est essentiel que notre diplomatie contribue directement à la prospérité de notre pays en permettant, par son action, l’accès de nos entreprises aux marchés internationaux dans des conditions optimales, et que nous puissions acquérir, auprès de nos partenaires étrangers, les ressources naturelles dont nous avons besoin. Force est de reconnaître que les affaires économiques jouent aujourd’hui un rôle aussi important que les questions politiques et que nos succès à l’exportation contribuent directement au renforcement de nos moyens d’action diplomatiques et militaires.

Quelques points d’application

1.  Si l’idée de l’Europe et la nécessité de sa construction ne paraissent pas devoir être remises en cause, les modalités de cette dernière sont indéniablement à revoir, faute de quoi ce projet pourrait se voir rejeté par les peuples européens eux-mêmes.
Le dogme et la pensée unique actuels, comme le pouvoir excessif de la technocratie bruxelloise, ont montré leurs limites et ne répondent pas aux attentes des nations et des citoyens européens. Les nouveaux entrants d’Europe centrale et orientale ont rejoint l’Union sans satisfaire aux critères imposés à leurs prédécesseurs. Ces entrées, trop hâtives, ont eu des effets néfastes sur l’édifice commun (sécurité, criminalité, concurrence, etc.) et ont contribué à accentuer l’orientation pro-américaine et antirusse de l’Europe, ce qui a pu être observé à l’occasion de la crise ukrainienne.
Le système actuel semble bloqué et doit être réinventé. Le BREXIT pourrait être l’occasion de remettre le processus « à plat », de clarifier les positions et les attentes des Etats-membres, et d’identifier ceux avec lesquels une collaboration pour une intégration plus étroite est possible.
 
2. Les États-Unis connaissent, depuis la fin de la Guerre froide, une inquiétante dérive hégémonique, autant économique que militaire. Leur politique, agressive et irresponsable, s’est manifestée à l’occasion de l’invasion illégale de l’Irak (2003), qui a durablement déstabilisé le Moyen-Orient sans être d’aucune utilité dans la lutte contre le terrorisme. Leur soutien politique et financier aux « révolutions arabes » (2011) a contribué à semer le chaos dans toute la région, sans satisfaire nullement les aspirations démocratiques des populations. Au contraire, afin de favoriser ses intérêts, Washington a systématiquement aidé les Frères musulmans – promoteurs de l’islam radical – à parvenir au pouvoir. Ceux-ci ont depuis été renversés par une réaction populaire (Tunisie, Égypte, etc.) partout où ils avaient accédé aux affaires.
Les Américains ne cessent d’alerter sur le « réarmement russe ». Rappelons que le budget de défense des États-Unis (près de 600 milliards de dollars) est de très loin le premier au monde et qu’il est supérieur aux budgets cumulés des 10 pays qui le suivent, la Russie (près de 70 milliards de dollars) n’arrivant elle-même que loin derrière la Chine et l’Arabie saoudite.
Par son alignement sur la politique américaine, notre pays est associé à tous les errements de celle-ci. Il importe donc d’en revenir à une distanciation raisonnable et à un rééquilibrage de nos alliances.
D’autant que sur le plan économique, nous sommes soumis à un véritable racket américain. En effet, depuis la fin de la Guerre froide, Washington a développé une stratégie planétaire de domination économique. Les États-Unis d’Amérique abusent de tout un arsenal de méthodes afin d’assurer chaque jour davantage leur hégémonie sur les marchés mondiaux. Celles-ci ont pour but d’affaiblir les entreprises étrangères, de leur interdire l’accès à certains marchés – afin de les réserver aux groupes américains – ou encore de les sanctionner lorsqu’elles sont parvenues à devancer économiquement leurs rivales d’outre-Atlantique. Dans cet arsenal, l’application extraterritoriale du droit et de sanctions est leur arme favorite et les règles juridiques édictées à Washington s’imposent aujourd’hui au reste du monde. Ainsi, la lutte anticorruption a été détournée et instrumentalisée par le département américain de la Justice pour extorquer des milliards d’euros à des entreprises françaises (Technip, BNP, Alstom, etc.). Nous ne pouvons accepter de telles pratiques de la part d’un « allié ».
 
3. La Russie a toujours été et reste un partenaire majeur pour la France. Après une période d’effacement de deux décennies, elle redevient un acteur significatif du jeu international. Le Russian Bashing, très populaire dans les médias occidentaux depuis quelque temps et impulsé par les milieux anglo-saxons, ne reflète pas la réalité.
A l’occasion des crises libyenne et syrienne, les autorités russes ont fait preuve de plus de bon sens que les Occidentaux. En Syrie, Moscou a contribué à stabiliser un régime, certes discutable, et à affaiblir les islamistes… soutenus par l’Occident ! Dans le dossier ukrainien, il convient de rappeler avec force que contrairement aux idées fausses, la Russie n’est pas l’agresseur, même s’il elle a réagi en reprenant le contrôle de la Crimée.
Certes, Moscou n’est pas une démocratie aussi parfaite que certains le souhaiteraient. Mais ceux qui critiquent Vladimir Poutine ne semblent curieusement pas s’offusquer de nos relations étroites avec le roi d’Arabie saoudite, l’émir du Qatar ou certains chefs d’État africains. Si l’on observe un regain de l’agressivité russe à l’égard de l’Occident, il convient de se remémorer qu’il est en partie dû au rejet de la main tendue par Moscou au cours des années 1990. Nous devons donc reconsidérer notre position à son égard.
 
4. L’OTAN. Pour les raisons qui précèdent, il est indispensable que nous quittions le commandement intégré de l’Alliance atlantique et revenions à la situation d’avant 2008. Cette organisation collective, qui a, par le passé, pleinement joué son rôle, n’a d’autre raison d’être depuis la fin de la Guerre froide que de satisfaire les intérêts américains. Certes, quitter l’organisation intégrée ne nous apportera rien, mais y demeurer nous conduit à assumer des positions collectives qui sont contraires à nos intérêts.
 
5. L’Afrique. Nous devons reconstruire sur ce continent une expertise majeure qui fonde notre rôle international. En effet, nous avons considérablement régressé sur ce point au cours des deux dernières décennies, car nos élites sont aujourd’hui plus intéressées par d’autres régions et d’autres marchés, indéniablement plus prometteurs. Toutefois, ceux-ci ne nous « servent » guère en matière de rayonnement international. Conséquence de ce désintérêt progressif à l’égard de l’Afrique, les États-Unis et la Chine tendent partout à occuper des places qui furent longtemps les nôtres. Nous ne pouvons nous désintéresser d’États et de peuples dont les destins ont longtemps été liés à la France.
D’autant que l’Afrique est par excellence le continent de la Francophonie. Sa progression démographique est un atout majeur dans la défense et la promotion internationale de notre langue. De plus, l’Afrique est aussi un marché pour nos entreprises et un réservoir considérable de ressources naturelles, à l’exploitation desquelles nous pouvons contribuer, tout en permettant aux populations locales d’en profiter.
Contribuer au développement et à la sécurité de l’Afrique doit redevenir une priorité française, afin de régler localement certains problèmes qui, s’ils n’étaient pas résolus, auraient immanquablement des conséquences sur notre sol. En effet, les conditions locales sont toujours aussi précaires, en dépit de l’argent déversé à flots par les organismes internationaux et les États occidentaux. Nous ne pouvons rester sans réagir devant une situation aussi explosive, qui fait le lit d’idéologies extrêmes, de la criminalité et de l’immigration.
 
6. Notre pays est aujourd’hui confronté à la double menace de l’islam radical et terroriste dont le foyer se situe au Moyen-Orient. Puisque la guerre a été déclarée à Al-Qaida et Daech, il convient donc de lutter contre les idéologies sur lesquelles se fondent ces mouvements radicaux (salafisme, wahhabisme, Frères musulmans) et les États qui les soutiennent : Arabie saoudite, Qatar et Turquie – ce dernier gouvernement s’attachant depuis une décennie à ré-islamiser le pays.
Un virage à 180° vis-à-vis de ces trois États s’impose, car ils prônent une idéologie haineuse, contraire à nos valeurs, et financent le terrorisme et l’extrémisme religieux partout dans le monde, et jusque dans nos banlieues. Il convient de dépasser les promesses – parfois illusoires – de contrats mirobolants et ne pas se laisser acheter par des émirs autocrates, dont les comportements à l’égard de leur propre population et des étrangers sont encore plus éloignés des règles démocratiques que ceux de la Syrie et de l’Iran. De même, il convient de reconsidérer notre position à l’égard de Téhéran, acteur majeur au Moyen-Orient, et cesser de ne voir ce pays qu’à travers le prisme déformant qu’en donnent nos alliés américains, israéliens et sunnites.
 
7. La Chine n’est certes pas une démocratie et de nombreuses critiques peuvent être formulées à l’encontre de sa politique (droits de l’homme, Tibet, revendications maritimes en mers de Chine). Mais se polariser seulement sur le chemin qui lui reste à parcourir et non sur les évolutions déjà réalisées n’aidera pas à infléchir certains de ses comportements. S’il convient évidemment de rester vigilant quant à son évolution (notamment militaire), il serait malheureux de se priver de possibles coopérations qui pourraient être profitables à nos deux pays.
 

Hors du camp occidental, nombreux sont les acteurs internationaux qui déclarent : « France is back ». Il faut comprendre ce propos non comme le retour de notre pays comme un acteur majeur du jeu international, mais au contraire comme le fait que nous sommes rentrés dans le rang, sous le leadership américain, à l’image de tous les autres Européens. Cela ne correspond ni à notre histoire, ni à nos aspirations, ni à nos intérêts.
C’est donc à un repositionnement complet de notre politique étrangère qu’il convient d’œuvrer. Sortir de l’OTAN, marquer notre indépendance et de la distanciation vis-à-vis des États-Unis, repenser puis relancer la construction européenne, reconsidérer nos relations avec les États islamistes, redynamiser notre politique africaine et envisager des partenariats nouveaux avec la Russie et la Chine : voici quelques pistes – non exhaustives – qui méritent d’être prises en considération afin de rénover notre approche des questions internationales et d’offrir au monde un autre visage que celui d’une diplomatie française partisane, inféodée aux idéaux néoconservateurs.

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