Après Horizon 2020, achevé l’an dernier, Bruxelles a lancé en janvier son nouveau programme de financement de la recherche et l’innovation, Horizon Europe, doté de 95,5 milliards d’euros sur sept ans. Entretien avec Jean-Eric Paquet, le directeur-général Recherche et innovation de la Commission européenne, pour en comprendre les mécanismes et priorités.
Usine Nouvelle – Alors que la crise du Covid-19 met brutalement en avant l’importance de la recherche, le nouveau programme Horizon Europe a convenu en décembre d’injecter 95,5 milliards sur 7 ans dans le domaine. Cela suffira-t-il à redonner sa place à l’Europe dans la recherche ?
Jean-Eric Paquet – Non évidemment. Si l’on prend en compte les financements privés et ceux publics des Etats-membres, Horizon Europe ne représente que 10% de l’effort de recherche européen. Il permet de construire l’espace européen de la recherche, en alignant les efforts des Etats. Dans des domaines comme le quantique, l’intelligence artificielle, les énergies renouvelables, l’aéronautique, une masse critique au niveau européen est indispensable pour peser dans la compétition internationale. En termes de qualité, de publications, de start-up créées… l’Europe est déjà au top de la recherche mondiale. Mais cela ne se traduit que partiellement sur l’innovation et c’est là que Horizon Europe intervient. Avec un budget très important : alors qu’Horizon 2020 [le précédent programme européen pour la recherche, courant sur la période 2013-2020] comptabilisait 77 milliards d’euros, nous sommes à plus de 95. Malgré l’absence du Royaume-Uni ! D’ailleurs, il devrait s’associer à Horizon Europe en tant que partenaire et porter le budget total du programme à plus de 100 milliards d’euros.
Comment Horizon Europe compte-t-il connecter science et innovation ?
Je ne pense pas que la déconnexion soit entre la science et l’innovation, mais dans la capacité à déployer à grande échelle les résultats de la recherche dans l’industrie. Aujourd’hui, nous avons des écosystèmes d’amorçage bien dotés partout en Europe. Au niveau scientifique, notre “usine à prix Nobels” qu’est le Conseil européen de la recherche (ERC) propose par exemple de financer les preuves de concepts à la fin d’un programme de recherche. Par ailleurs, Horizon Europe introduit le Conseil européen de l’innovation, une “usine à licornes” pour faire croître les start-up et les PME. Nous avons donc les instruments pour connecter la science et l’innovation. D’autant que nous pensons que la prochaine vague de l’innovation n’est pas le digital de manière étroite, mais l’intersection entre la science – la biologie synthétique, l’ingénierie, la mobilité, l’énergie – et le numérique. La deeptech est une force pour l’Europe et nous voulons investir au niveau européen.
Mais si l’on regarde l’échec de Sanofi et Pasteur à produire un vaccin, on a l’impression que ce passage de la recherche à l’innovation n’a pas marché ?
Toute recherche n’aboutit pas à des résultats, ce n’est pas en soi un problème. C’est vrai que si on regarde sous le prisme français, les développements autour du vaccin sont très critiqués dans la presse. Mais c’est un angle étroit. On peut au contraire regarder le succès du vaccin BioNtech, que l’on appelle erronément vaccin Pfizer alors que ces derniers n’ont pas mis un euro dans la recherche scientifique, et sont montés au printemps pour booster les essais cliniques et la production. Là, la science derrière est 100% européenne, et nos programmes financent le développement de cette technologie depuis 15 ans.
Pourquoi les fonds d’Horizon Europe sont-ils répartis inégalement, entre le pilier dédié à la recherche fondamentale doté de 25 milliards d’euros et celui centré sur “les problématiques mondiales et la compétitivité industrielle” abondé de 53,5 milliards ?
Horizon Europe s’ajoute aux programmes nationaux, qui financent la recherche fondamentale. Le discours de la Commission, c’est de dire que les Etats-membres doivent d’ailleurs faire plus d’efforts pour la financer. L’Europe, elle, vient financer l’excellence, via l’ERC, mais aussi les infrastructures de recherche commune et la mobilité des chercheurs. En termes de méthode, le deuxième pilier met au coeur de son activité la recherche via des consortiums européens (qui peuvent inclure des industriels ou non), au sein de six clusters thématiques et en lien avec les priorités des citoyens.
Cela renvoie au concept de “recherche centrée sur une mission”, développé avec l’économiste Mariana Mazzucato. Que signifie-t-il concrètement ?
C’est une nouveauté. Ces missions utiliseront tous les instruments de financement d’Horizon Europe autour de cinq domaines pour l’instant. Les villes neutres en carbone, l’adaptation au changement climatique, la restauration des sols, la protection des océans et la lutte contre le cancer. L’idée est d’identifier un objectif très concret, non scientifique mais tangible pour la société. Par exemple, nous proposons que 100 villes européennes deviennent neutres en CO2 d’ici 2030, ou que 3 millions d’Européens en moins meurent du cancer. Nous investissons dans la recherche pour proposer des solutions technologiques et d’innovation sociale qui seront déployées dans la société.
En se focalisant sur des objectifs concrets au détriment d’une recherche de curiosité, n’y a-t-il pas un risque de perdre la diversité de la science, dont les progrès sont imprévisibles, et de rater des marchés futurs ?
En rien. La recherche sur mission ne représentera au maximum que 10% du programme. Au contraire, j’espère voir la recherche de curiosité se développer et les chercheurs venir nous voir pour nous dire “notre recherche est pertinente pour ce que vous faites et nous aimerions que nos résultats puissent s’agréger à votre mission”.
Le troisième pilier d’Horizon Europe renvoie au Conseil européen de l’innovation (EIC), doté de 10 milliards d’euros pour soutenir l’innovation de rupture au long terme. Quelles sont ses ambitions ?
L’idée est de permettre un investissement plus ciblé de l’Europe dans l’innovation deeptech. Ce qui manquait. La deeptech est connectée à la science et donc plus risquée, car les résultats sont incertains et que les fonds ne sont pas équipés pour juger de la science. Quand on finance du scaling up [mise à l’échelle] de produits issus de la biologie synthétique ou de l’ingénierie, il n’y a pas encore de marché. En complément des outils nationaux – comme Bpifrance – le Conseil européen de l’innovation fait le pari de proposer des financements généraux : plusieurs millions de subventions, ou même des prises de participation, pour faire croître les deeptech.
Un pilote a été lancé en 2018, quels en sont les résultats ?
Les chiffres sont spectaculaires, avec 14 000 demandes de financements, dont un tiers évaluées comme excellentes. En raison de nos budgets, nous n’en avons financé qu’une fraction, le taux de réussite global est de 2%. C’est comparable à celui d’un VC [d’un fonds de capital-risque ndlr]. Cela montre une mobilisation incroyable et nous espérons avoir trouvé les licornes à venir. Nous sommes les seuls dans le monde à proposer cela. La Darpa elle-même [l’agence américaine chargée de la recherche et développement des nouvelles technologies ndlr] ne prend pas de participation. Elle est très puissante car elle est connectée à des marchés publics massifs de la Défense, ce que nous n’avons pas. Mais nos capacités innovantes de soutien font de l’EIC une Darpa européenne… en un peu mieux.
L’argent public européen vient donc se substituer aux fonds de capital-risque ?
Pour l’instant, nous n’observons pas de concurrence. Nous investissons dans des entreprises où la science est tellement au cœur de l’innovation que les fonds n’y vont pas. Dans le quantique ou la biologie synthétique par exemple. Nous avons bouclé (aux côtés d’autres investisseurs) notre premier financement avec Corwave, qui produit des pompes cardiaques à membranes ondulantes, en janvier. Pour ce type d’opération, prometteuse mais où il est difficile aujourd’hui d’affirmer que cela va effectivement marcher, l’EIC est souvent seule prête à engager des fonds. Mais notre mandat inclut aussi de la due diligence et la recherche d’investisseurs privés additionnels. Notre participation réduit le risque financier et notre capacité d’analyse scientifique indique aux marchés que cela vaut la peine de faire des paris.
Au-delà des premiers financements, l’enjeu reste celui de l’industrialisation des solutions innovantes en Europe pour éviter la fuite des start-up les plus prometteuses…
Oui c’est vrai. Certains segments de financements, l’amorçage en particulier, sont ultra-couverts en Europe. Les rounds A et B [de pré-industrialisation ndlr] ont longtemps été peu couverts, mais la situation s’est améliorée… avec un effort des acteurs publics et privés. C’est sur cette étape que l’EIC s’est positionnée pour la deeptech. Mais il faut reconnaître que l’enjeu s’est déplacé vers les rounds suivants. Nous devons travailler là-dessus entre européens pour aider les financements privés à venir à ce niveau.