par Hélène NOUAILLE
« Pourquoi ? Toutes les chancelleries se posent aujourd’hui la question. Pourquoi Joe Biden a-t-il décidé de faire un cadeau à Angela Merkel alors qu’elle est en fin de mandat et surtout à Vladimir Poutine, un homme qu’il traitait il y a encore quelques semaines de “tueur” ? » (1). La nouvelle a été annoncée le 19 mai, à la veille de la réunion sur l’Arctique, lors de la première rencontre entre le Secrétaire d’Etat Antony Blinken et le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov : les Américains renoncent aux sanctions annoncées contre Nord Stream 2 – c’est-à-dire contre la principale société impliquée dans le projet Nord Stream AG et son directeur général Matthias Warnig, donné comme un « proche » de Vladimir Poutine. Un feu vert à l’achèvement du gazoduc de 1 230 km dont quelques kilomètres seulement sont à achever du côté allemand. Les travaux ont déjà repris.
Nicolas Stiel pose, pour Challenges, la bonne question. Pourquoi ce revirement alors que fin mars, lors de la réunion des ministres des Affaires étrangères de l’OTAN, nous le relevions ici (2), rappelait sans nuance : « Le président Biden a été très clair lorsqu’il a dit que ce projet est une mauvaise idée pour l’Europe et pour les Etats-Unis » ? Et surtout, interroge encore Nicolas Stiel, « l’autre question qui taraude les chancelleries concerne les éventuelles contreparties de l’Allemagne au geste de Biden ».
Nous voilà au cœur du problème. A Berlin, on tient à ce gazoduc contre vents et marées (55 milliards de m3 de gaz, 10% de la consommation annuelle allemande), du président Frank Walter Steinmeier à Angela Merkel, du ministre de l’Economie, Peter Altmaier, au patronat allemand. Hors les Verts, qui s’y opposent. A Washington, où le Congrès s’est toujours opposé au gazoduc, les critiques sont sévères chez les Démocrates comme chez les Républicains. Le site russe Spoutnik (3) observe : « Qualifiant cette décision de l’administration Biden de ‘‘cadeau à Poutine’’, le sénateur républicain Jim Risch a affirmé qu’elle était ‘‘erronée’’ et a appelé à ‘‘corriger une erreur aujourd’hui avant qu’il ne soit trop tard’’ ». Ou encore : « Un autre Républicain, Ted Cruz, est allé plus loin, en publiant sur Twitter un post dans lequel il affirme qu’en « aidant Poutine à construire son gazoduc, l’administration Biden s’annonce l’administration la plus prorusse de l’époque moderne ». Quant au sénateur démocrate Bob Menendez, président de la commission sénatoriale des Affaires étrangères, il déclarait dès le 19 mai (4) : « Si l’administration maintient ces dérogations, j’ai plusieurs questions. Premièrement, qu’est-ce que l’administration attend maintenant de l’Allemagne après avoir fait cette concession importante pour exercer la dérogation ? Berlin va-t-il renforcer son soutien à l’Ukraine dans le cadre du format Normandie ? Fournira-t-il une aide supplémentaire à Kiev dans sa lutte contre l’agression russe ? Par ailleurs, que fera l’administration pour renforcer nos relations avec l’Ukraine ? ».
Pour l’Ukraine, le sénateur Menendez a dû manquer une étape : celle de la visite d’Antony Blinken à Kiev, le 6 mai dernier. Une visite à « double détente », relevait RFI (5). Certes, il assurait à l’Ukraine son « soutien indéfectible » – mais sans répondre à son souhait d’entrer dans l’Otan. Quant à réparer les liens distendus par Donald Trump avec Kiev, il paraît « conditionné à des questions très importantes, qui touchent à la gestion des entreprises publiques ukrainiennes ou à la lutte anti-corruption ». Mais encore ? « La délégation d’Antony Blinken s’est fortement inquiétée que le gouvernement ukrainien ait débarqué ces derniers jours Andrey Kobolyev, le directeur de Naftogaz, le monopole du gaz en Ukraine. De l’avis de tous, les hommes du président Biden sont venus à Kiev en mission : ils cherchent à mettre à l’amende les hommes, aussi bien ukrainiens qu’américains, qui ont tenté de torpiller la candidature de Jo Biden. A l’époque, plusieurs personnes proches (du président ukrainien) Volodimir Zelensky, dont son numéro 2 Andrey Yermak, semblaient avoir misé sur Donald Trump, et semblé vouloir encourager ses enquêtes sur les affaires du fils du président démocrate ». L’Ukraine n’est pas première sur l’agenda mondial de l’administration Biden – sauf pour raisons intérieures.
Il y a plutôt la Russie, avec laquelle il s’agit de rétablir au moins une communication. Blinken et Lavrov se rencontraient en Islande avant un sommet sur l’Arctique avec les autres pays riverains de la région (États-Unis, Russie, Canada, Danemark, Finlande, Islande, Norvège, Suède). L’objectif était de préparer la première rencontre de leurs présidents respectifs quelque part en Europe (Suisse ? Autriche ?) peut-être au mois de juin. Même si, comme le note Nicolas Stiel pour Challenges, « Biden n’a pas grand-chose à attendre du Kremlin qui campe depuis des années sur une position dure – on le voit aujourd’hui avec l’affaire Alexeï Navalny» – Moscou n’a pas reculé. D’ailleurs, à propos de l’Arctique, où Antony Blinken souhaitait tester une possibilité de coopération ciblée, Sergueï Lavrov a été très clair : l’Arctique, « ce sont nos terres ! ». Sachant, nous dit Benjamin Quenelle pour les Echos (6), que « presque au même moment, l’armée russe a multiplié les manœuvres dans ses eaux polaires, simulant la destruction d’un avion par des systèmes anti-aériens Pantsir-S1 et neutralisant une attaque de drones. Tout en continuant de déployer ses systèmes de défense anti-aérienne dernier cri S-400». Les déclarations de l’un (7) et de l’autre (8) après leur dialogue de deux heures n’annoncent aucune date d’un sommet Biden-Poutine, sans l’exclure. Sergueï Lavrov comprend dit-il « la nécessité de surmonter la situation malsaine survenue ces dernières années dans les relations entre Moscou et Washington. Les encombrements sont très nombreux. Il est difficile de les déblayer. J’ai senti chez Antony Blinken et son équipe la disposition à le faire. Nous y sommes prêts ». Du côté américain, « le secrétaire d’Etat a indiqué que les États-Unis recherchaient une relation plus stable et plus prévisible avec Moscou ». Les sujets abordés vont de l’Arctique à l’Iran, en passant par l’Arménie, la Syrie, la Corée, la Chine, l’Afghanistan, le Pakistan – ou les « attaques » russes aux Etats-Unis.
Le paysage exploré est mondial. « Nous avons réaffirmé notre proposition d’entamer le dialogue en examinant tous les facteurs affectant la stabilité stratégique : nucléaires, non nucléaires, offensifs et défensifs. Je n’ai pas constaté de rejet de cette conception, mais les experts devront encore travailler sur ce point », complète Sergueï Lavrov.
Mais alors Nord Stream 2 ? Ah mais dans l’ordre mondial tel qu’il se dessine, Joe Biden veut faire entrer – arrimer – l’Europe dans son camp contre la Chine. La suspension du véto américain sur le gazoduc n’est pas une concession à Vladimir Poutine, pas plus que le signe d’une crise subite de russophilie. Mais, relève Pascal Boniface, directeur de l’IRIS (Institut de relations internationales et stratégiques), cité par Nicolas Stiel, « l’ennemi c’est la Chine et face à Pékin, Biden a besoin d’alliés, il a besoin d’avoir un front plus large. Son geste vis-à-vis de Nord Stream 2 est aussi de la realpolitik » (1). Une remarque que nous partageons. Pour les lecteurs de notre dernière lettre (9), la contrepartie allemande est là : l’Accord global sur les investissements (AGI) signé le 30 décembre 2020 entre l’UE présidée par l’Allemagne et la Chine a vécu. Angela Merkel a sacrifié ce que Foreign Policy désignait comme sa « dernière grande réussite internationale ». Thierry Breton, commissaire européen au Marché intérieur, en faisait sans vergogne, dans un entretien accordé au Financial Times, non plus un « accord » mais « plutôt d’une intention, ni plus ni moins ». Et l’Allemagne reste fidèle à son attitude de toujours depuis 1945, traité de l’Elysée (1963) inclus – volonté réaffirmée par la ministre de la Défense Annegret Kramp Karrenbauer (AKK) en réponse au rêve d’autonomie stratégique d’Emmanuel Macron, le 2 novembre 2020 : une alliée dépendante, avant tout, des Etats-Unis. Alignée.
« Les illusions d’autonomie stratégique européenne doivent prendre fin » disait donc AKK à Politico (10). « Les Européens ne seront pas en mesure de remplacer le rôle crucial de l’Amérique en tant que fournisseur de sécurité. Pour les États-Unis, cela signifie qu’ils doivent maintenir l’Europe sous leur parapluie nucléaire dans un avenir prévisible. L’Allemagne, pour sa part, doit prendre d’urgence la décision de rester dans le programme de partage nucléaire de l’OTAN et affecter rapidement les moyens budgétaires et militaires nécessaires afin de rester un partenaire nucléaire fiable (…). Mais l’Europe doit démontrer aux États-Unis qu’elle n’est pas seulement un preneur, mais aussi un donneur ».
Les illusions européennes d’autonomie stratégique ont pris fin, sans bruit. Dans l’affrontement avec la Chine, l’UE sera sous tutelle américaine. Les intérêts allemands sont saufs. La presse signale qu’il y aura d’autres discussions quant aux intérêts économiques américains – par exemple autour de son gaz GPL. Les intérêts français sont ignorés – on ne sait pas ce qu’en pense Emmanuel Macron. Le « cadeau » américain à l’Allemagne est bien intéressé. Empoisonné ?