L’approche géopolitique, c’est-à-dire l’analyse des rivalités de pouvoir ou d’influence sur des territoires, pour reprendre la définition d’Yves Lacoste, à qui l’on doit la renaissance de la pensée géopolitique en France, a longtemps été tabou en Europe, pour des raisons historiques et socio psychologiques. Il es temps que les Européens se débarrassent de cet handicap. Voici quelques propositions en ce sens.
Le discours classique européen est encore loin d’avoir intégré cette dimension de la géopolitique. Il appartient donc aux mouvements d’avant–garde d’utiliser ce type d’analyse et d’en tirer parti pour décrypter les forces qui sont à l’œuvre dans le processus de mondialisation/globalisation auquel nous sommes confrontés et de créer les outils ou institutions capables de mener à bien cette refondation du discours européen traditionnel encore beaucoup trop imprégné d’économisme et de fonctionnalisme.
Ceci est d’autant plus nécessaire qu’à la faveur de la crise, loin de profiter de l’occasion qui s’offrent à eux d’élaborer une doctrine qui leur soit propre, les Européens ne sont pas en mesure de forger une vision géopolitique commune du monde qui les entoure.
Bien plus, on à le sentiment que depuis quelques mois la crise grecque, sous couleur de divergences techniques sur la manière de gérer les problèmes de la dette des membres de l’Union, devient peu à peu le révélateur de divergences géopolitiques internes à l’Union, l’Allemagne tentant, à cette occasion, sous couvert de vertu financière et budgétaire, de retrouver ou à tout le moins de s’assurer un nouveau leadership sur l’Europe. De telles tendances, si elles devaient se confirmer, conduiraient inévitablement à la dislocation de l’Union. Une fois de plus la responsabilité de la construction européenne revient à ce qu’il faut bien appeler le partenariat géopolitique Franco-Allemand.
C’est la raison pour laquelle il n’est pas inutile d’observer de manière plus globale qu’on ne le fait aujourd’hui en se focalisant sur les problèmes de l’Euro ou de la « gouvernance » européenne ce concept flou qui nourrit les agendas des réunions de Bruxelles.
1. Analyse
La réunification de l’Europe est sur le point de s’achever, le monde multipolaire se construit, une crise économique d’une ampleur inégalée se développe et prend une dimension géopolitique.
Dans une époque où la planète semble retrouver l’ordre naturel des choses, c’est-à-dire un monde multipolaire, théâtre d’une compétition acharnée sur tous les plans, l’opinion européenne manifeste un certain désenchantement et s’interroge sur le sens à donner à son projet .Cette crise dont les aspects géopolitiques sont de plus en plus évidents, par le double phénomène de transition et de migration de puissance planétaire qu’elle engendre accroît encore ce sentiment de désarroi.
Le moment est venu pour les Européens de saisir les incertitudes de la situation, d’en tirer partie pour, en affirmant solidarité puissance, indépendance et souveraineté, afficher leur volonté d’être parmi les acteurs majeurs du monde qui vient, non pas dans une perspective d’hégémonie ou d’affrontement mais au contraire d’ouverture, de partage et de solidarité face aux défis du nouveau siècle.
Par rapport aux ambitions de ses fondateurs, le grand dessein européen, même s’il reste encore d’une extraordinaire audace institutionnelle et politique, comme une grande exception historique, s’est affadi en s’inspirant, au fil des ans, de l’idéologie inconsciente du « mercantilisme apolitique ». voire « impolitique » pour reprendre la terminologie chère à Julien Freund.
Le discours politique européen s’est réfugié dans l’évitement sémantique, forme particulière d’un principe de précaution envahissant qui tend à annihiler toute vision novatrice dans un domaine où, pourtant, celle ci devrait s’imposer. C’est ainsi qu’au vocabulaire traditionnel des grands Etats, fondé sur les concepts naturels d’intérêts vitaux de puissance, d’indépendance et de souveraineté, s’est substitué le langage désincarné d’une technocratie compétente mais, par nature, politiquement irresponsable. Faute d’orientation politique mobilisatrice et en vertu d’une conception trop étroitement économique et institutionnelle de la construction européenne, des principes abstraits tels que ceux d’acquis communautaire, de subsidiarité, de codécision, de concurrence libre et non faussée, de bonne gouvernance etc…. se sont installés dans un discours trop souvent incantatoire. Ces principes ne parlent ni à l’opinion ni aux peuples, ils ne peuvent que susciter la résignation voire l’hostilité et, la plupart du temps, l’incompréhension.
Pour faire face à cette situation, s’imposent à l’Europe trois impératifs fondamentaux et trois priorités existentielles.
2. Impératifs fondamentaux.
Ces impératifs constituent le socle de l’Union Européenne. Il revient à celle-ci, par tous les moyens, dont elle dispose de :
2.1. Provoquer entre les membres de l’Union et les candidats en instance d’intégration un très fort consensus sur :
- La capacité de définir un territoire construit et aménagé par des réseaux de transport et de communication et de grandes infrastructures publiques, aux frontières stabilisées, aux contours raisonnables, ne faisant pas courir à l’Union de risques de conflits latents.
- La reconnaissance de l’existence d’une population unie dans la diversité, accueillante aux étrangers mais consciente de perspectives démographiques préoccupantes qu’il convient de corriger sans délai.
- La volonté impérative de se réapproprier une culture scientifique et technologique qui tend à lui échapper.
2.2. Forger une vision géopolitique commune propre aux cinq cents millions d’Européens, destinée à faire face aux visées qu’ont nécessairement sur eux les autres grands acteurs du monde multipolaire et éventuellement à les contrecarrer si d’aventure celles-ci mettaient en cause les intérêts vitaux européens qu’il est, aujourd’hui, plus que jamais, urgent de définir et d’afficher. Cette vision commune doit, bien entendu, s’appuyer sur la maîtrise de ces voies et moyens traditionnels de la puissance que sont l’énergie, la défense, la souveraineté technologique et alimentaire, l’industrie, la monnaie, la culture, les normes etc.
2.3. Inventer le concept nouveau de souveraineté européenne, entendu comme celui d’une souveraineté continentale. Celle-ci, loin d’annihiler la souveraineté des Etats membres, viendrait la compléter, la renforcer et la surplomber sans l’étouffer, créant ainsi une sorte d’ « effet de levier » géopolitique. Ce principe nouveau traduirait simplement le fait que, face aux souverainetés affirmées sans états d’âme par les autres acteurs du monde multipolaire, les Européens souhaitent rester maîtres chez eux tout en participant activement à ce nouveau « Concert Mondial »., concept mieux adapté aux réalités que celui du « Nouvel Ordre Mondial », que tentent d’imposer les Etats-Unis avec de plus en plus de difficultés.
3. Priorités existentielles.
En même temps qu’elle rend plus impérieuse encore le caractère d’urgence des impératifs évoqués précédemment, la crise, par les contraintes économiques et financières qui l’amplifient, offre à l’Europe une extraordinaire opportunité de fixer ce qu’il ne faut pas hésiter à appeler des priorités existentielles, car elles touchent à l’essence même du projet européen. Sans le respect de ces priorités l’Europe se dissoudra dans un ensemble flou dont la maîtrise lui échappera peu à peu.
3.1. La première de ces priorités consiste à redéfinir puis à reconstruire un modèle de société européenne inconsidérément orienté et façonné par l’omnipotence et le dérèglement des marchés financiers, l’effacement de la puissance publique, le refus de la vision à long terme mais surtout sur une conception erronée des échanges internationaux, de la division internationale du travail et du développement. Cette conception repose ,en effet, sur la mise en compétition systématique, sous prétexte de mondialisation/globalisation, d’espaces économiques hétérogènes et démographiquement déséquilibrés entraînant les conséquences économiques, sociales et financières à long terme considérables qui viennent de se dévoiler brutalement.
3.2. La seconde priorité consiste à se libérer de tous ces réseaux de dépendance de type « gullivériens » dans lesquels chaque jour un peu plus, l’Europe s’emprisonne, sans que l’opinion publique s’en aperçoive. Cela va du contrôle de l’acheminement du gaz russe à la gouvernance d’Internet par un « ordinateur racine » situé aux Etats-Unis, en un lieu tenu secret, dont nous déclenchons, à notre insu, la vigilante activité au moindre « clic » de souris.
D’autres liens de dépendance, plus subtils encore, se déploient, comme ceux tissés par la diffusion d’une culture managériale de type anglo-saxon, reposant sur la valorisation du court terme voire de l’instantané, valorisation supposée synonyme d’efficacité et de compétitivité, refusant les contraintes du temps long et les impératifs du débat et de l’examen critique, principes dont la culture européenne est imprégnée. De très nombreux autres exemples de dépendance culturelle pourraient être examinés. Dans l’avenir ces dépendances pourront venir de nouveaux acteurs multipolaires et prendre des formes encore inconnues aujourd’hui. Pensons simplement aux retours de certaines formes de fondamentalismes religieux ou écologiques. Pensons également au formatage de l’opinion mondiale par ce que l’on est convenu d’appeler la pensée « mainstream » ou le « storytelling ».
3.3. La troisième enfin de ces priorités, la plus décisive, impose que l’Europe rejette ses complexes, ses doutes, produits d’une culpabilité maladive héritée d’un siècle tragique, dont la plupart des acteurs du monde multipolaire s’ingénient à lui rappeler ses responsabilités dans le déroulement des événements. Elle pourra ainsi se percevoir non pas seulement comme la puissance traditionnelle qu’elle doit redevenir mais surtout comme la puissance normative, régulatrice et anticipatrice dont un monde déboussolé par de multiples défis : démographie, climat, épuisement des ressources, sous-alimentation, pandémies, peurs malthusiennes irraisonnées , etc. a plus que jamais besoin et dont elle possède tous les éléments du fait de son expérience historique.
4. Propositions
L’Europe que nous voulons ne peut être qu’une Grande Europe politique, puissante, indépendante, souveraine et solidaire. Il ne faut pas perdre de vue que dans la conception de Hobbes, le grand théoricien, avec Jean Bodin, de la souveraineté, le « souverain » est d’abord et avant tout le « protecteur » de son peuple face à l’état de « lutte de tous contre tous » qui caractérise une planète encore loin d’accepter le soit disant gouvernement mondial dont nous parlent à longueur de pages les médias les intellectuels et les commentateurs « mainstream ».
Dans cette perspective tout doit être considéré par les Européens comme géopolitique.
On trouvera, ci-dessous, quelques orientations prioritaires qui doivent être considérées comme non exhaustives.
4.1. L’ Union Franco Allemande, ouverte à tous ceux qui veulent la rejoindre, tout en s’approfondissant sans cesse, doit être considérée comme un élément d’entraînement et d’anticipation.
4.2. Les principes d’une économie solidaire, protectrice du bien être des cinq cent millions d’Européens, seuls remparts contre les dérives d’un capitalisme financier incapable de s’autoréguler, doivent constituer le socle d’une société européenne attentive aux droits et aux devoirs de la personne dans la perspective de ce qu’il est convenu d’appeler la « bonne société »
4.3. Une telle perspective implique à la fois le réajustement de l’Euro vers une parité convenable, une large diffusion de celui-ci au delà d’une zone monétaire qu’une inutile frilosité technocratique tend à restreindre, ainsi que la mise en œuvre d’un vaste programme de ré-industrialisation, largement appuyé par une politique vigoureuse de souveraineté technologique, de défense, de relance spatiale et de sécurité agro-alimentaire.
4.4. Cette perspective implique surtout que le budget de l’Union passe progressivement du 1% du PIB européen à 15% de celui-ci au cours des quinze prochaines années, atteignant ainsi le pourcentage acquis par le budget fédéral américain. Seul en effet un tel niveau peut permettre à un gouvernement économique de mettre en œuvre des politiques significatives dans les domaines essentiels à l’indépendance de l’Europe. Il faut garder, en outre présent à l’esprit que c’est le vote des budgets qui, dans l’histoire, a donné leur légitimité aux institutions démocratiques. Les institutions européennes ont besoin de ce supplément de légitimité, seul moyen de combler le déficit de souveraineté dont souffre l’Union face à ses compétiteurs de la nouvelle « mondialité ».
4.5. Une politique ambitieuse de structuration d’un espace européen qu’il faut aménager pour lui donner sa cohérence territoriale et sa lisibilité, en particulier par le déploiement d’un réseau ferroviaire européen à grande vitesse, notamment sur l’axe « magistral » Paris ,Strasbourg, Munich, Vienne, Bratislava, Budapest, par le développement d’un système fluviomaritime de canaux transeuropéen, à grand gabarit, mais aussi par la mise en place d’ un réseau transcontinental sécurisé et équilibré de transport de gaz et de pétrole.
4.6. Sur le plan culturel et en particulier linguistique, l’Union européenne doit s’attacher, par l’enseignement des langues, la mise en œuvre de programmes d’intercompréhension de type scandinave, le lancement de vastes programmes de préservation de la diversité linguistique et de traduction automatique utilisant toutes les ressources disponibles des technologies de l’intelligence et des sciences cognitives. L’Union doit valoriser cette extraordinaire richesse que constitue la cohabitation, en son sein, des trois domaine linguistiques Romain, Germanique/Anglo-Saxons et Slave.
4.7. Pour faire face à un risque de vieillissement démographique entraînant, à terme, l’affaissement de sa population active et donc l’affaiblissement de son niveau de vie, risque qui constitue probablement la menace la plus grave qui pèse sur elle, l’Union doit engager, sans délai, une véritable politique de population comprenant quatre volets indissociables : politique de natalité et de la famille, d’immigration et de co-développement avec les pays migrants mais aussi de maîtrise des conflits intergénérationnels potentiels dont certains signes inquiétants commencent à apparaître.
4.8. Enfin cette Europe puissante et réunifiée reconstruisant enfin, à son avantage, ce rapport de force naturel qui est la loi des relations internationales, en même temps qu’elle saisira l’occasion de rétablir des relations transatlantiques fondées sur une logique de partenariat et non de protectorat, développera principalement, dans un premier temps, de nouveaux partenariats avec la Russie , le Monde Méditerranéen, l’Asie du sud ouest, et l’Afrique, sans exclure, bien entendu, le développement des relations avec les puissances émergentes telles que les pays d’Amérique latine ou réémergentes telles qu l’Inde ou la Chine.
Conclusion: Créer un pôle de réflexion géopolitique
Il est donc temps que l’Union Européenne crée en son sein un véritable pôle de réflexion géopolitique sous une forme à définir. Cet organisme qui pourrait être constitué « en réseau » serait chargé d’éclairer les choix de ceux qui auront la mission de diriger l’ « Europe Politique, Nouvelle Puissance dans un Monde Multipolaire » que, plus ou moins confusément, les Européens ,aujourd’hui quelque peu désorientés, appellent de leurs vœux.
Cette approche très volontariste du projet européen ne s’inspire d’aucune arrière- pensé hégémonique ou universaliste. Elle se présente comme destinée à fournir au traité de Lisbonne les orientations d’une application ambitieuse de celui-ci. Il s’agit cependant d’une stratégie appelant néanmoins à la volonté de rompre avec les idéologies ayant pour objet de réduire le rôle de la puissance publique dans l’activité économique et sociale, de lui préférer systématiquement le jeu des mécanismes de marché et de s’interdire les actions d’orientation à long terme.
L’Union Européenne, dont la réconciliation franco-allemande reste l’un des symboles fondateurs doit s’affirmer comme une puissance majeure d’entraînement, d’anticipation et d’exploration du possible à un moment où le monde doit résoudre, en même temps, les contraintes géopolitiques du retour de la multipolarité et les grands défis planétaires.
Elle se doit de créer dans tout ces domaine les outils qui lui permettent de sortir de la » trappe géopolitique » dans laquelle tous les grands acteurs du monde multipolaire, s’étant eux forgé une vision géopolitique du monde tentent de la maintenir.
Proposer aux Européens une vision géopolitique, c’est analyser les forces et les faiblesses, les atouts et les risques, les enjeux et les défis que la situation singulière de l’Europe par rapport à la géographie de la planète lui confère, à une époque où se conjuguent la montée des rivalités internationales, de grandes échéances systémiques financières, climatiques, alimentaires, démographiques, culturelles et sanitaires.
Sans la création d’une ou plusieurs institutions d’anticipation du futur, les Européens se condamnent à déléguer la conduite de leur destin à d’autres qui n’ont aucune raison de leur laisser la possibilité de s’affirmer comme des acteurs majeurs du monde qui vient.
Jean-Claude Empereur
18/06/2010