par Raphaël CHALAYE-LOZANO
Internet et les réseaux sociaux sont probablement la plus grande révolution technologique et intellectuelle depuis l’imprimerie et l’Encyclopédie en matière de démocratisation de l’information. Si l’on a coutume de répéter que « l’information c’est le pouvoir », force est de constater que l’information, et donc le pouvoir, sont de plus en plus partagés ; offrant par la même occasion une ressource considérable en termes d’intelligence.
Toutefois, la vulgarisation du métier d’influenceur, l’appropriation des mécanismes d’influence par le grand public et l’amplification rendue possible par les réseaux sociaux ont peu à peu fait basculer cette société de l’information vers une société de la désinformation. Une telle globalisation des Fake News pourrait entrainer l’intoxication voire la désorganisation des organisations du renseignement, mais aussi de la société.
Auparavant réservée aux propagandistes ou contre-propagandistes afin de servir les intérêts des organisations, la communication d’influence est devenue un fait social total qu’il convient de prendre en compte dans un contexte de guerre économique, informationnelle et symbolique, notamment par une évolution des constructions narratologiques. Platon disait que « la perversion de la cité commence par la fraude des mots. »
Pour faire face – entre autres – aux attaques contre les organisations sur le plan juridique, Margrethe Vestager, vice-présidente de la Commission européenne a annoncé le 15 décembre 2020 deux règlements d’ampleur dans l’espace numérique européen avec le Digital Services Act et le Digital Markets Act, en indiquant comme objectif que « ce qui est illégal dans le monde physique doit l’être dans le monde digital. »
Dans le domaine de la Défense, le chef d’état-major de l’armée de Terre, le général Thierry Burkhard, a également précisé devant l’Assemblée nationale que les armées devaient apprivoiser le champ de bataille immatériel et « investir de nouveaux champs comme le cyber, la déception, la résistance à la désinformation tout en assurant une meilleure prise en compte de l’influence. »
Tout ceci nous amène à interroger l’évolution des constructions narratologiques dans le cadre d’opérations d’influence afin de s’adapter aux dynamiques collectives, inter-individuelles, et intrapsychiques dans une société marquée par la digitalisation des conflits et la démocratisation de l’influence.
Plus spécifiquement, l’enjeu est de déterminer comment traiter l’information digitale en vue du renseignement alors que les réseaux sociaux représentent aujourd’hui davantage une propagation de narrations fictives plutôt qu’une agglomération objective de faits réels ; comment faire évoluer la communication d’influence dans un paradigme qui fait de la guerre informationnelle sa nouvelle réalité économique et sociétale ; et comment mener à bien des opérations rhétoriques et psychologiques dans un univers tout autant saturé d’information que de désinformation.
Le blitzkrieg de l’attention et des émotions
Les nouveaux médias ont modifié notre rapport à l’information, à l’espace et au temps. Immédiate, sans frontières et incontrôlable, la propagation d’une information sur le fil d’une timeline a un impact décisif sur la bascule de l’opinion publique et la polarisation, voire l’extrémisation des idéologies. La véracité de l’information et la crédibilité de sa source ne sont également plus des critères discriminants avant toute diffusion.
D’autant plus que l’on observe un renversement du paradigme d’amplification de l’information en passant d’un temps médiatique qui précède le bruit des discussions sur les réseaux sociaux, à un bruit social médiatique précédant le temps des discussions dans les médias. Notons également un phénomène grandissant de défiance à l’égard des arguments propagés par des relais d’opinion traditionnels.
Dans ce nouveau paradigme, la communication d’influence s’apparente à un état de communication de crise permanent lorsque des informations sensibles – vraies ou fausses – sont révélées. Face à une telle situation, il est d’abord question de s’inscrire dans le bruit immédiat des discussions en captant l’attention et les émotions des individus. Cette canalisation des émotions ne doit pas se faire via une démarche de justification mais être l’opportunité de donner un cadrage intellectuel au conflit pour limiter son pouvoir de nuisance.
Intelligence à part entière, l’émotion est également une variable fondamentale dans la collecte et le traitement de l’information en vue de diffuser et faire adhérer à une doctrine. Les recherches du Dr Kosinski – et leur dévoiement le plus connu avec l’affaire Cambridge Analytica -démontrent le rôle fondamental de l’attention et des émotions sur les réseaux sociaux dans le cadre d’une stratégie prédictive de communication d’influence.
Sur le plan symbolique, il suffit de constater qu’un simple tweet de Donald Trump peut faire dévisser la bourse ou entrainer une sédition pour comprendre que l’attention et l’émotion sont des leviers puissants dans la mise en oeuvre d’une guerre commerciale ou idéologique. Il s’agit d’opérer une préparation rigoureuse de toutes les éventualités possibles afin de s’assurer que les émotions suscitées servent la stratégie d’influence de manière foudroyante et maitrisée.
En termes de méthodologie, l’adage si vis pacem para bellum prend d’autant plus son sens dans une stratégie d’influence au regard de l’évolution des nouveaux médias. Il est primordial pour une organisation de passer d’une démarche défensive à une attitude offensive. La mise en place d’une War Room ne doit plus se limiter à une communication de crise subie mais être à l’oeuvre d’une maîtrise pérenne et active du pouvoir d’influence d’une organisation.
L’autofiction comme levier de la désinformation
Le siècle dernier a connu une évolution considérable dans la dynamique des individus. Il y a d’abord eu un enjeu d’individuation avec le début de la conscience de soi en tant qu’individu. Puis un enjeu d’individualisation avec l’avènement de la société de consommation des années 70, suivi de sa conséquence directe avec le repli sur soi idiosyncratique de l’individualisme des années 90. Avec les profils personnels, la démocratisation d’internet des années 2000 a connu une dynamique de personnification sur ce qui était le prolongement digital des individus.
Désormais, on constate une personnalisation des individus par la création d’autant de profils personnels que de situations les justifiant. La dynamique d’un individu aux masques multiples se traduit dans la sublimation de son autoportrait… au point de basculer vers l’autofiction. De fait, l’individu sous influence n’adhère plus seulement à une réalité externe mais à une réalité alternative interne. L’influence vient de l’intérieur.
En conséquence, cette appropriation schizophrénique et populaire de la « légende » permise par les réseaux sociaux brouille les lignes d’analyse de l’information collectée en confrontant alors la réalité de l’individu aux fictions de la personne. À l’ère du cyber, on peut dans une certaine mesure penser que le renseignement substitue progressivement le théâtre des opérations au théâtre des individus.
Le pouvoir de désinformation des individus peut aussi prendre des formes d’activismescontre les mécanismes d’intelligence. Dans le cadre de leurs travaux du MIT, Finn Brunton et Helen Nissenbaum appellent à entrer en résistance en faisant preuve d’obfuscation, c’est à dire « la production, l’inclusion, l’ajout ou la communication de données trompeuses dans le but de se soustraire, de susciter la confusion et de diminuer la fiabilité des agrégateurs de données. »
Si les « fermes à trolls » constituent une force de frappe massive et rapide permettant la polarisation de l’opinion publique à court terme, la création de faux profils ne saurait toutefois être un mécanisme d’influence ou de contre-influence suffisant. On peut prendre pour exemple la reprise en main de la propagande sur les réseaux sociaux par les populations locales au sujet de l’intervention militaire française au Sahel. La suppression par Facebook de réseaux de désinformation associés à l’armée française en vue d’interférer sur la politique de la République centrafricaine a également montré les limites d’un tel mécanisme.
Qu’ils soient conscients ou non, la démocratisation des mécanismes d’autofiction par la digitalisation de la société a entrainé un renversement des positions entre les différentes parties-prenantes. Les organisations auront un intérêt stratégique à trouver le juste équilibre entre la réalité et la fiction, entre les faits et leurs interprétations, afin de garder la maîtrise de la situation dans une dynamique hybride qui oscille en permanence entre l’influence et la contre-influence.
Le renversement des constructions narratologiques
A priori, les technologies de l’information et de la communication (TIC) devraient enrichir notre démocratie, le vivre-ensemble et le partage des connaissances. A posteriori, on remarque que les dérives du cyber et de l’influence digitale renforcent les communautarismes, les discours haineux, les fausses nouvelles et les théories du complot. Il convient donc de s’intéresser aux usages des technologies au travers des constructions narratologiques.
Ce qui était destiné à nous unir avec le storytelling d’une histoire en commun concoure finalement à nous diviser en faisant basculer la société dans ce que Christian Salmon appelle « L’ère du Clash ». Les évolutions des constructions narratologiques sont à l’image d’un renversement des valeurs et d’une défragmentation de la société en passant de mythes singuliers fédérateurs à des mythes personnels individualistes.
La démultiplication des constructions culturelles et de leurs médias génère d’une plus grande difficulté à rassembler cette diversité culturelle par des constructions narratologiques communes. Alors qu’une culture commune a vocation à créer du lien entre les individus d’une même génération sur une période de 25 ans, on peut à présent noter des ruptures culturelles profondes entre des individus d’une même génération, voire de la même année. Prenons l’audiovisuel pour exemple, qui est passé d’un écran et six chaines à quatre écrans et un catalogue illimité de programmes sur Netflix, entre autres. L’information du grand public a également fait l’objet d’une diversification massive de ses sources sur la base de critères idéologiques. Il conviendra de prendre en compte cette redéfinition des usages et du concept même de « génération » en repensant davantage les constructions narratologiques à partir de dynamiques idéologiques et communautaires, plutôt que temporelles et démographiques.
L’évolution des modèles managériaux et de la culture d’entreprise laisse entrevoir une désacralisation des mythes fondateurs et un renversement des rôles à l’égard des constructions narratologiques. En passant du modèle Top/Down à un modèle Bottom/Up, le monde de l’entreprise a remplacé ses mythes de suivisme collectif par des mythes de responsabilisation individuelle. Les mécanismes de l’influence ont la possibilité de s’adapter à cette phénoménologie du mythe entrepreneurial en construisant des expériences qui permettent à l’individu de devenir le « héros » actif et le relai d’opinion de ses propres constructions narratologiques. Plutôt que de le faire adhérer à des constructions narratives préétablies, il s’agira de fournir aux individus des contextes propices à des expériences déterminées au préalable. L’importance est bien moins de maîtriser l’aléa des éléments de langage que les expériences irréfutables qui les sous-tendent. La multiplication de ces expériences individuelles de micro-influence servira de socle pour une dynamique de macro-influence plus profonde et diffuse.
L’évolution des constructions narratologiques passe par une évolution de la structure même du récit mythique avec un renversement du schéma narratif. En effet, la structure traditionnelle du récit mythique consiste à suivre l’épopée d’un héros dont l’aboutissement conduit à la définition d’une morale, la coda. Or, appliquée à la société actuelle, cette structure du schéma narratif peut être renversée puisqu’il est davantage question d’une société où ce sont les valeurs morales et les idéologies qui sont en quête de héros pour leur donner corps. Il ne s’agit donc plus de gagner la guerre sur le théâtre des opérations pour écrire l’Histoire, mais bel et bien d’écrire l’histoire en amont pour gagner la guerre sur le terrain informationnel et idéologique.