par CERCLE MARÉCHAL FOCH (GCA (2S) Jean-Paul Perruche)
Pour le GCA (2S) Jean-Paul Perruche, aujourd’hui, l’OTAN est la seule alternative réaliste pour la défense de l’Europe et la perspective de la création d’une armée européenne est une chimère. Il n’en demeure pas moins que la construction d’une défense européenne plus autonome des États-Unis doit être soutenue pour nous mettre à l’abri de notre trop grande dépendance de cet allié majeur.
Les États européens ne peuvent plus concevoir leur défense seulement au niveau national
La notion de défense européenne s’est imposée à celle de défense nationale après 1945, parce que les nations européennes n’étaient plus capables individuellement de couvrir l’ensemble du spectre des menaces qui les concernaient, principalement face à l’Armée rouge. Cette notion de défense européenne s’est construite sur la base d’une union de pays européens partageant des valeurs communes démocratiques et restés en dehors de l’espace contrôlé par l’URSS à la suite des accords de Yalta. Mais l’union limitée à ces États européens étant insuffisante, la défense européenne est devenue transatlantique grâce à la garantie de sécurité offerte par les États-Unis dans le cadre de l’OTAN (Traité de Washington 1949).
Par confort, cette situation a perduré dans les années 90 et au-delà, les États européens préférant continuer à dépendre des États-Unis pour leur sécurité plutôt que de dépendre les uns des autres. Ce fut le cas notamment lors des crises balkaniques, pourtant au cœur de l’Europe, et c’est finalement par les États-Unis et l’OTAN que sont venues les solutions en Bosnie et au Kosovo.
Aujourd’hui, dans un monde « mondialisé » dominé par des États continents (États-Unis, Chine, Inde, Brésil…), de moins en moins de politiques peuvent être conduites dans un cadre national par des Européens en déclin relatif de puissance. Avec le réveil des nationalismes, notamment dans les autocraties, les rapports de forces, se substituent au Droit international. La guerre est revenue en Europe, et a fait apparaître au grand jour notre impuissance à nous engager seuls ou ensemble dans des opérations de haute intensité (en dehors de la présence des Américains). En un temps de multiplication des menaces et de diversification de leur nature, la juxtaposition de 27 défenses nationales faibles ne constitue pas une défense européenne forte.
En l’état actuel, les pays européens n’ont aucune alternative à l’Otan pour défendre leurs intérêts vitaux de sécurité, mais cette situation de dépendance est dangereuse.
L’OTAN dans laquelle se retrouve la quasi-totalité des pays européens est forte de la puissance militaire et du leadership des États-Unis. Mais cette dépendance a un prix. Derrière l’apparente égalité des États membres dans les processus décisionnels (un État = une voix) se cache en fait la domination de ce grand allié. La garantie de sécurité américaine a comme contreparties un alignement tacite sur la politique étrangère américaine, et un accès privilégié au marché européen pour son industrie de défense (F-35, Patriot, MLRS…). La crédibilité de l’OTAN s’est affirmée pendant la guerre froide et vient de démontrer son actualité depuis le début de l’agression russe contre l’Ukraine. Elle est effectivement la seule voie crédible pour la défense de l’Europe contre les menaces majeures… mais cette crédibilité dépend totalement de l’engagement des États-Unis. Il n’en existe aucune autre, notamment parce jusqu’ici, les Anglo-Saxons ne le voulaient pas.
L’OTAN est donc à la fois l’instrument principal de la défense des Européens et la principale cause de leur impuissance militaire collective. Le besoin d’un pilier européen dans l’OTAN affirmé depuis la fin de la guerre froide (sommet de Bruxelles de 1994) n’a jamais pu être concrétisé.
Aucun esprit sensé ne saurait souhaiter la disparition de l’OTAN dans le contexte actuel de la défense européenne, mais la posture exclusive de cette organisation comporte des risques réels pour les Européens.
La plupart des questions de sécurité européenne apparues dans les dernières années ont révélé que lorsque les intérêts stratégiques américains ne coïncident pas avec ceux des Européens, leur garantie de sécurité n’est plus assurée : 4 années de crise en Bosnie avant de s’engager en 1995, absence en Géorgie (2008), neutralité bienveillante à l’égard de la Turquie malgré son agressivité à l’égard de la Grèce et de l’Europe, « leadership from behind » en Libye (2011), soutien limité aux opérations du Sahel…
La période de la Présidence Trump a clairement démontré que l’engagement américain en Europe dépend exclusivement des appréciations de l’administration américaine et peut évoluer soudainement. Quant aux décisions unilatérales de non-intervention en Syrie (malgré le franchissement de la ligne rouge chimique par Bachar el-Assad), de retrait du Moyen Orient, puis d’Afghanistan, elles illustrent le peu de cas fait par les Américains de leurs alliés dans les engagements communs.
Dans la guerre entre la Russie et l’Ukraine l’engagement américain est déterminant sur le plan militaire, et permet aux démocraties européennes et plus largement occidentales de ne pas subir le Diktat du Président russe. Mais cette situation démontre une fois de plus la dépendance totale des Européens et leur impuissance à maitriser leur destin sur leur propre territoire, en l’absence de capacités d’action militaire crédibles. Qu’auraient-ils pu faire, si les États-Unis ne s’étaient pas engagés ?
L’OTAN est le lieu privilégié de la coopération transatlantique ; elle est indispensable et doit être protégée, mais son statut exclusif est dangereux car il exempte les pays européens de leurs responsabilités dans la défense de leur continent : « l’Europe doit arrêter de tout attendre d’une Amérique de plus en plus tourmentée » déclare l’éditorialiste Luc de Barochez.
La seule alternative à la garantie de sécurité américaine ne peut venir que de la création d’une capacité d’action opérationnelle commune des Européens ? C’est un besoin impératif et il peut être satisfait.
C’est une proposition réaliste, qui émane du Conseil Européen, soutenue par les citoyens européens, et dont l’Europe a les moyens.
Le besoin d’autonomie stratégique est régulièrement réitéré lors des Conseils européens depuis 2013. Ainsi en décembre 2016, l’objectif d’autonomie stratégique, incluant la capacité de dissuader, de réagir et de protéger face aux menaces est affiché(1). Ce besoin ne peut être satisfait sans une capacité militaire.
Par ailleurs, dans tous les sondages Eurobaromètres annuels réalisés par la Commission européenne, les citoyens de tous les pays de l’UE souhaitent que leur défense soit assurée au niveau européen. Du sondage de juin 2022, il ressort que la grande majorité des citoyens de l’UE (81 %) est favorable à une politique de défense et de sécurité commune à tous les États membres de l’UE. Ce point de vue étant partagé par les deux tiers au moins des répondants dans chaque pays. En outre, 93 % estiment que les États membres devraient agir conjointement lorsqu’il s’agit de défendre le territoire de l’UE et 85 % pensent que la coopération en matière de défense au niveau de l’UE devrait être renforcée.
En outre, les moyens et les capacités existent. Le budget de défense cumulé des 27 pays de l’UE était de 240 milliards d’euros en 2021 (avant le déclenchement de la guerre en Ukraine). Il représentait 4 fois le budget de la Russie (65 milliards d’euros).
L’objectif d’une Défense européenne n’est donc pas utopique. Ce qui l’est, c’est l’idée de constituer une armée européenne en l’état actuel de la réalité politique de l’UE, c’est à dire sans un pouvoir politique européen centralisé et démocratique. Mais une défense européenne par les Européens est possible à deux conditions : premièrement, il faut que les Européens le veuillent vraiment et s’organisent dans ce but et deuxièmement, que les Américains soutiennent ce projet.
Tant que l’UE demeurera une organisation intergouvernementale dans la Défense, ses engagements opérationnels ne pourront résulter que de coalitions de forces nationales. Nous en connaissons les limites liées à la divergence des intérêts des nations et aux incertitudes quant à leur forme d’engagement.
Ces difficultés peuvent toutefois être surmontées, si les Européens concrétisent leur solidarité en anticipant sur les cas d’intervention à envisager.
En mars 2022, les Chefs d’État et de Gouvernement de l’UE ont approuvé unanimement et pour la première fois une ébauche de Livre Blanc européen sur la sécurité et la défense, baptisé « Boussole stratégique » qui identifie les principales menaces communes aux 27,
et fixe les voies et moyens nécessaires aux Européens pour y faire face. Il s’agit d’une première étape à partir de laquelle devraient être définis des scénarios concrets d’engagement permettant de planifier en anticipation organisation, structures et forces nécessaires à fournir par les États dans chaque cas, avec d’éventuelles variantes…
En fait, c’est exactement ce que faisait l’OTAN pendant la guerre froide sous l’autorité du SACEUR, ce qui permettait une réponse quasi instantanée en cas d’offensive soviétique au-delà de la frontière inter-allemande. Les contributions en forces, les zones de déploiement et les modes d’action étaient anticipés et validés par des exercices. Le moment venu, il sera intéressant de voir comment les Européens auraient pu s’organiser face à l’agression russe du 24 février si les Américains ne s’étaient pas engagés.
Mais la création d’une capacité militaire européenne ne saurait se réaliser sans le soutien des États-Unis. Le contexte sécuritaire a évolué depuis les années 90 lorsque Madeleine Albright (Secrétaire d’État des États-Unis) voyait d’un mauvais œil l’émergence d’une politique européenne de défense autonome. Concentré prioritairement sur la zone Indo-pacifique et la compétition avec la Chine, notre grand allié a maintenant intérêt à avoir un partenaire européen plus capable d’agir militairement de façon autonome en complément ou en soutien de ses actions. Convaincre que renforcer les capacités opérationnelles européennes, ne vise pas à affaiblir mais à renforcer l’Alliance atlantique, ne devrait pas être si difficile.
En résumé, dans un contexte sécuritaire qui se dégrade et face à des puissances émergentes qui les dépassent, les Européens ne peuvent plus envisager leur défense sur le seul plan national. Face à des menaces majeures telles que la récente agression russe contre l’Ukraine, ils ne peuvent que s’en remettre à l’OTAN (c’est-à-dire aux États-Unis) mais des situations pourraient survenir, dans lesquelles ce pays ne pourrait, ou ne souhaiterait pas, s’engager à leur profit. Aujourd’hui l’OTAN est la seule voie réaliste, mais elle n’est pas certaine et n’a pas d’alternative. Cette situation de dépendance totale est dangereuse et doit inciter les Européens à développer ensemble des capacités communes d’action opérationnelles susceptibles d’être engagées de façon autonome ou dans le cadre de l’Alliance atlantique. C’est leur intérêt stratégique et ils en ont les moyens. Il existe un moyen terme entre une armée européenne utopique et pas de capacités opérationnelles européennes du tout !
- « Il nous faut des Européens mieux équipés, entrainés et organisés afin d’agir de façon autonome quand c’est nécessaire ; maintenir la paix à l’extérieur et à l’intérieur des frontières de l’UE tout en respectant les prérogatives de l’Otan, assurer la sécurité du territoire et des citoyens par une approche intégrée de la gestion des conflits en agissant à tous les stades ».