par Stéphane AUDRAND, republier
La rupture du tabou nucléaire par la Russie semble aujourd’hui très improbable, malgré quelques déclarations un peu trop vite assimilées à des menaces réelles. Pour autant, aucune probabilité n’est jamais nulle en la matière et il y a un intérêt, au-delà de la simple spéculation théorique, à tenter de construire des scénarios concrets, avec toutes les réserves méthodologiques d’usage, pour explorer les possibilités réelles de la Russie en la matière, la compatibilité d’un emploi ou d’un autre avec la doctrine, les effets possibles d’un ou de plusieurs tirs sur la situation militaire, sur les relations internationales de la Russie, sur les États occidentaux, les risques d’escalades, les avantages réels ou supposés, les risques et effets collatéraux. Parce que, au-delà des mots, tous les scénarios d’emploi n’auraient pas les mêmes effets et les mêmes conséquences, de l’explosion d’une arme de deux kilotonnes dans une zone rurale à la destruction d’une grande ville par une arme thermonucléaire. Cet exercice doit donc permettre de mieux cerner les cas « à risque » et bien entendu d’envisager quelles sont les mesures qui peuvent être prises pour les maîtriser. L’objet de cet article est donc modestement de chercher le « moins improbable » et de réfléchir à comment faire tendre encore d’avantage cette probabilité vers 0.
Les rodomontades sur l’arme nucléaire furent récurrentes du fait du pouvoir soviétique et se sont perpétuées sous Vladimir Poutine, depuis 2009. En 2015 par exemple, l’ambassadeur russe au Danemark menaçait les navires de ce pays du feu nucléaire si le royaume se ralliait au bouclier antimissile de l’OTAN. Mais, au-delà des mots, il n’y a pas eu depuis le début de l’invasion de l’Ukraine de véritable signal stratégique qui aurait laissé craindre que l’escalade nucléaire fût concrètement dans l’esprit des dirigeants russes. La Russie a poursuivi les exercices de sa triade nucléaire, sans modification notable. La « mise en alerte » des forces stratégiques annoncée au début du conflit ne consistait qu’en un renforcement de personnels, sans changement de posture. A aucun moment la Russie n’a laissé penser, par des actes concrets, qu’elle allait dévier de sa doctrine de dissuasion et d’emploi publiée en 2020. Les mentions de « mouvement d’unités chargées de la sécurité des armes nucléaires » ou les « réunions de discussion autour de l’emploi de l’arme » qui ont défrayé la chronique ne sont au final que des épiphénomènes sans conséquence majeure dans le dialogue stratégique qui s’est installé pendant la Guerre froide et qui prévaut toujours entre les puissances dotées de l’arme nucléaire. Dialogue qui repose à la fois sur une certaine transparence dans la composition des forces et leur niveau de déploiement via le signalement stratégique (publicité plus ou moins large sur les composantes, avertissement des tirs de missiles, notification des exercices, surveillance connue de chacun par tous, …), sur des accords de maîtrise des armements entre certaines puissances, sur une architecture de sécurité plus ou moins érodée ces dernières années et sur l’énoncé par chaque Etat disposant d’armes nucléaires d’une doctrine publique précisant, urbi et orbi, les conditions et le périmètre d’emploi éventuel de l’arme. On peut ajouter à ces facteurs la force intrinsèque du tabou — au sens ethnologique du terme comme acte interdit car touchant au sacré — de l’emploi de l’arme nucléaire et la pression de certains États non dotés et non protégés par une alliance à caractère nucléaire, et plus ou moins hostiles à son usage ou à son existence même.
Dans ce cadre de dialogue donc, il n’y a pas eu, depuis le 24 février 2022, de réelle montée en tension autour de l’emploi de l’arme nucléaire. La posture assumée par la France au début de l’invasion de l’Ukraine, et divulguée par la presse depuis, faisait sans doute partie d’un signalement stratégique, bien perçu et compris par Moscou comme les membres de l’Alliance, pour rappeler les contours de la dissuasion. Signalement qui fut prélude à une retombée rapide des tensions « nucléaires » entre États dotés au mois de mars.
Pour autant, la question de l’emploi de l’arme nucléaire est revenue régulièrement sur le devant de la scène médiatique, à la faveur des importants revers conventionnels russes et de l’hystérie de certains commentateurs dans les médias. Un peu oubliée en dehors des cercles spécialisés, cette problématique concrète de l’emploi de l’arme nucléaire, au-delà de la promesse mystique mais théorique d’Armageddon, mérite qu’on l’examine de manière concrète, en posant, au-delà des réflexions philosophiques et politiques, quelques questions pratiques, « où, quand, comment et pourquoi », afin d’élaborer des scénarios possibles d’emploi dans le cadre de l’invasion de l’Ukraine. Scénarios dont on verra qu’ils sont à ce stade encore bien d’avantage porteurs de risques que d’une amélioration significative de la situation stratégique russe, mais qui ont le mérite de fournir un peu de prospective pour se préparer un à pire qui n’est jamais certain mais que l’histoire a montré parfois possible.
Compte tenu de la complexité et de la sensibilité du sujet, afin d’élaborer ces quelques scénarios, il convient de préciser les éléments de cadrage qui ont présidé la réflexion de l’auteur.
Rappel de la doctrine russe
Tout d’abord, il convient de souligner, à ce stade, que vu les conditions militaires qui prévalent en Ukraine, tout emploi (ou presque) de l’arme nucléaire serait contraire à la doctrine russe telle qu’elle a été publiée en juin 2020 (l’article s’appuie sur la traduction du CNA). L’emploi de l’arme nucléaire par la Russie n’est envisagé que dans deux cas de figure :
- en réponse à une agression de la Russie ou de ses alliés par des armes nucléaires ou de destruction massive (non précisées, mais à minima sans doute également biologiques et chimiques selon les définitions de la résolution 1540 du CSNU – on peut imaginer que les armes radiologiques pourraient en faire partie),
- en cas de d’agression contre la Russie ou ses alliés, par des moyens conventionnels, qui menacerait l’existence même de l’Etat.
Les conditions de concrétisation de ces deux cas de figure sont également précisées : détection d’un tir de missile balistique contre la Russie ou ses alliés, usage par l’adversaire d’armes nucléaires ou de destruction massive contre les territoires de la fédération de Russie, actions adverses affectant des sites étatiques ou militaires critiques de la Russie dont l’endommagement pourrait diminuer la capacité de représailles des forces nucléaires, agression conventionnelle qui met en péril l’existence de l’Etat.
On le voit, à ce stade du conflit entre la Russie et l’Ukraine, le seul cas possible qui pourrait justifier un emploi de l’arme nucléaire par la Russie serait l’emploi en premier par l’Ukraine d’une arme nucléaire, chimique, biologique ou éventuellement radiologique. C’est une des raisons pour lesquelles les accusations russes vis-à-vis de l’Ukraine de préparer une « bombe sale » devaient être prises au sérieux et promptement démenties par une expertise de l’AIEA : une attaque sous faux drapeau conduite par la Russie avec une arme radiologique faussement attribuée à l’Ukraine par Moscou pourrait « justifier » sur le plan doctrinal l’usage de l’arme nucléaire. Pour le reste, l’Ukraine n’a aucun moyen de menacer l’intégrité de l’Etat russe, même si elle reconquiert l’intégralité des territoires perdus. Elle ne dispose pas d’armes nucléaires, ne met en œuvre qu’une poignée de vieux missiles balistiques à courte portée et est parfaitement incapable de menacer les forces nucléaires russes ou leur chaine de commandement. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles les pays occidentaux s’abstiennent de livrer des missiles à trop longue portée (ATACMS ou Storm shadow). Là encore, pas tellement par crainte d’un mauvais usage ukrainien, mais plutôt d’une possibilité qu’aurait la Russie de faire croire à une attaque ukrainienne employant censément certains de ces matériels.
La doctrine de 2020 précise également les conditions générales d’exercice de la dissuasion ainsi que les évènements qui pourraient conduire à une escalade justifiant un changement de posture de la dissuasion (et non l’emploi automatique de l’arme). C’est dans cette partie de la doctrine que se trouve l’idée d’une « dé-escalade par l’escalade » qui est parfois invoquée comme un cas possible d’emploi. Mais ce n’est pas ce qui est annoncé par la Russie, qui entendrait plutôt, par un changement de posture de ses forces stratégiques, signaler à un adversaire éventuel que la situation évolue vers une menace existentielle. Or depuis le début de l’invasion de l’Ukraine, un tel changement de posture de la part de la Russie n’a pas été signalé en source ouverte. Compte tenu de la transparence assumée par les États-Unis depuis le début du conflit sur les mouvements russes, on peut penser que Washington aurait signalé immédiatement tout changement de posture notable. Et, dans tous les cas, s’il y avait volonté de « dés-escalader par l’escalade », le changement de posture devrait être rendu le plus transparent possible pour accompagner un avertissement concret. Cela n’a pas été le cas.
Aux fins de la réflexion prospective, on assumera donc l’idée que Vladimir Poutine serait prêt à un emploi de l’arme nucléaire, « y compris en violation à sa propre doctrine ». Après tout, un tel texte n’est qu’une expression politique, souveraine et unilatérale. Il peut être modifié à loisir par l’État qui le publie ou même ignoré complètement. Mais violer la doctrine publique aurait un coût politique immédiat (la réprobation) et pour l’avenir (l’érosion durable de la confiance entre puissances nucléaires par rapport à leur stratégie déclaratoire).
Le cadre de la réflexion retiendra néanmoins l’idée que, dans certaines circonstances, le Kremlin pourrait décider d’assumer une telle rupture. Après tout, il faut garder à l’esprit que depuis le 24 février 2022, le pouvoir russe a assumé une invasion en bonne et due forme, des violations systématiques du droit international humanitaire, des crimes de guerre et un blocus maritime non déclaré, sans jamais donner l’impression d’un remord. Au contraire, l’annexion des territoires occupés a constitué une forme d’approfondissement de l’engagement militaire du Kremlin, de sa volonté « d’assumer » une rupture qui a commencé en fait en 2014, lorsque la Russie, en annexant la Crimée, avait décidé de violer son propre engagement écrit de respecter l’intégrité territoriale de l’Ukraine (mémorandum dit de Budapest du 5 décembre 1994) et de remettre en cause un tabou presque aussi fort que le non-emploi de l’arme nucléaire depuis 1945 : l’annexion de territoires par la force.
L’état final recherché par l’emploi – améliorer les choses et ne pas les empirer
On assumera également l’idée qu’un emploi de l’arme nucléaire en Ukraine s’inscrirait dans la recherche d’effets positifs pour la Russie et non dans le cadre d’un acte qui serait uniquement mu par un désir psychotique de tuer. Le besoin d’inscrire l’emploi de l’arme dans un narratif politique puissant, de maîtriser les effets diplomatiques et l’espoir d’en retirer un effet militaire présideraient sans doute à la rupture du tabou, qui resterait incroyablement couteuse sur le plan symbolique, même si le coût exact dépendrait fortement des spécificités du ou des tirs nucléaires (puissance, cible, légitimité apparente, gestion des retombées et des effets sur des tiers, …).
On estimera que, dans tous les cas, l’état final recherché par la Russie serait constitué des objectifs suivants par ordre d’importance décroissante :
- Situation stratégique de la Russie significativement améliorée en Ukraine par l’usage de l’arme nucléaire ;
- Risques d’escalade nucléaire avec les États-Unis, la France ou le Royaume-Uni maîtrisés ;
- Risques d’escalade conventionnelle avec des pays européens membres de l’OTAN limités ;
- Stabilité intérieure du régime non dégradée, voire renforcée ;
- Relation privilégiée avec la Chine préservée ;
- Manœuvre diplomatique vers les pays émergents critiques maîtrisée (Inde, OPEP+ notamment) ;
- Risques collatéraux et humanitaires contenus et ciblés.
Dans la mesure où — objectivement — l’Ukraine est bien incapable de menacer la survie de l’État russe, on notera donc la prépondérance de la maîtrise des effets diplomatiques et militaires consécutifs à la frappe. La gradation des enjeux reflète leur caractère plus ou moins vital : il n’est nullement question de risquer un échange thermonucléaire avec les puissances occidentales, pas plus que de mettre en péril la survie intérieure du régime.
Cela suppose donc des emplois qui ne risqueraient pas de créer une situation d’escalade, notamment par malentendu ou impression que le pouvoir russe aurait développé des tendances irrationnelles au point du suicide. On exclura donc toute attaque massive des cités ukrainiennes. Même si l’arsenal thermonucléaire russe est largement suffisant pour détruire rapidement l’ensemble des villes du pays tout en conservant suffisamment de réserves pour maintenir une posture de dissuasion face aux autres puissances nucléaires, il semble peu probable que Vladimir Poutine soit prêt à aller jusqu’à une telle extrémité, qui justifierait presque toute forme de représailles et provoquerait une telle inquiétude chez l’ensemble des États du monde que toute issue positive pour la Russie — et pour lui personnellement — semblerait bien improbable. Même la mise en œuvre de quelques missiles balistiques intercontinentaux contre des objectifs strictement militaires en Ukraine serait porteuse de risques d’escalade, dans la mesure où les tirs n’auraient pas été notifiés au préalable et où l’emploi de tels vecteurs pourrait être interprété comme une agression par les autres États dotés.
En revanche, il faut admettre que tous les cas d’usage de quelques armes nucléaires de puissance modérée contre l’Ukraine ne seraient pas immédiatement porteurs d’escalade. Contrairement à certains raccourcis médiatiques, celle-ci n’aurait rien d‘automatique. Emmanuel Macron avait, dans une précédente interview, été critiqué en déclarant que la France ne répondrait pas avec l’arme nucléaire à un tir nucléaire russe contre l’Ukraine. Il n’a sans doute fait qu’énoncer une évidence : chaque État doté de l’arme nucléaire demeure souverain dans l’appréciation de l’emploi de l’arme, selon une décision qui dépendrait largement de circonstances d’une complexité qu’il est impossible de planifier de manière systématique. La nécessité de maîtriser tout risque d’escalade y compris en cas de rupture du tabou est une question débattue avec intensité depuis des décennies. Il est donc naturel de penser qu’aucune puissance nucléaire occidentale ne s’engagerait de manière automatique dans des représailles nucléaires au profit de l’Ukraine, dans la mesure où ce pays n’est pas membre de l’Alliance atlantique ni partie à un traité d’alliance militaire défensif avec les États-Unis, la France ou le Royaume-Uni et ne bénéficie donc d’aucun engagement de la part de l’une ou l’autre des trois puissances nucléaires occidentales. Même si le contour précis des intérêts vitaux de chaque pays demeure flou, l’intérêt de tous est de maîtriser les escalades.
On peut argumenter à l’envi du caractère plus ou moins inéluctable de l’escalade en cas de tir nucléaire sur le territoire et/ou les forces d’un État doté de l’arme, sur la base d’exercices passés, mais il faut convenir que cette escalade n’est en rien inéluctable si une puissance nucléaire utilise l’arme contre un État qui n’en dispose pas. En l’occurrence, le risque d’un tir contre l’Ukraine vis-à-vis des autres puissances nucléaires serait avant tout lié à un éventuel malentendu qui pourrait laisser craindre une dérive psychotique de Moscou ou une perte de contrôle sur l’arsenal nucléaire. Si ces deux aspects sont maîtrisés par le dialogue, les risques d’escalade seraient sans doute plutôt faibles à brève échéance.
Il conviendrait bien sur pour la Russie d’être en capacité de limiter les risques d’escalade conventionnelle avec les pays européens proches qui pourraient être tentés en représailles de s’engager de manière plus ou moins unilatérale contre Moscou par des moyens militaires (on peut penser à la Pologne). Cela supposerait sans doute, en amont de tout tir, un déploiement de forces conventionnelles et nucléaires ainsi que, après le tir, un dialogue intensif avec l’OTAN pour dissuader ses membres de toute action unilatérale qui serait porteuse de risques d’escalade, y compris nucléaire, avec le reste de l’Alliance. Bien entendu, ce déploiement préalable pourrait ne pas être réalisé pour préserver la « surprise » ou l’apparente « non préméditation » du tir, mais avec d’avantage de risques qu’un pays européen ne s’engage militairement en Ukraine, s’estimant en droit d’aider l’Ukraine tout en étant protégé lui-même par le « parapluie nucléaire » de l’Alliance. Quant à la volonté « automatique » de l’OTAN de frapper la Russie en cas de tir nucléaire sur l’Ukraine, là encore il ne faut pas la surestimer, même si un cavalier seul américain demeure possible. L’obtention d’un consensus atlantique prendrait, à minima, des jours, qui seraient mis à profit par de nombreux États pour tout faire pour désamorcer la crise.
La stabilité intérieure du régime reste un point clé dans toute action de la part de Moscou. Le contrôle scrupuleux du narratif est essentiel pour parer à toute déstabilisation. Cela plaide pour une action qui soit parfaitement maitrisée, donc assez préméditée, forcément collégiale dans sa décision. Il faut souligner que cet effet recherché de stabilité intérieure est capital, mais plutôt facile à obtenir. Il y a objectivement pour l’heure peu de risques de soulèvement de la part de la population russe, qui oscille entre atonie, fuite à l’étranger et soumission au régime. Les réactions hostiles intérieures seraient plutôt à craindre de la part des forces militaires russes, qui pourraient ne pas vouloir « suivre » le régime. Elles pourraient — paradoxalement — obtempérer à un ordre de tir pour ne pas fragiliser la crédibilité de la chaine de commandement, tout en exerçant immédiatement une forme de rétorsion contre Vladimir Poutine qui serait allé « trop loin ». Le Kremlin devrait donc s’assurer de la bonne acceptation du scénario d’emploi, à la différence du plan du 24 février, qui avait été manifestement dissimulé à une grande partie de la chaine de commandement mais qui n’était pas (en apparence) porteur d’une menace existentielle pour le devenir des forces armées russes.
La préservation de la relation avec la Chine et, dans une moindre mesure des relations avec les grands pays émergents qui pour l’heure observent une neutralité « d’opportunisme économique » est également un sujet très sensible. Moscou ne peut en aucun cas se permettre de perdre son lien avec Pékin, la Chine seule pouvant se substituer en partie aux pays occidentaux pour la fourniture d’une partie des biens technologiques critiques. Or le pays est attaché à sa doctrine de non emploi en premier de l’arme nucléaire et à une rhétorique très responsable, non agressive et soutenant le désarmement, même si cela devient de plus en plus difficilement conciliable avec l’expansion quantitative et qualitative de son arsenal nucléaire. Il ne faut pas néanmoins surestimer les risques de rupture « automatique » en cas d’emploi de l’arme nucléaire russe. Pékin a, depuis le début de la crise en Ukraine, montré une certaine prudence dans ses mouvements diplomatiques. Attaché au respect des frontières et à la non-ingérence dans les affaires intérieures, la Chine est par-dessous tout soucieuse de maintenir ses liens avec la Russie pour l’importation de matières premières et d’énergie et pour ses partenariats de défense, mais aussi avec l’Occident pour ses exportations de biens manufacturés. Là encore, tout dépendrait de la capacité de la Russie à justifier l’emploi de l’arme nucléaire tout en maîtrisant ses effets, notamment sur des tiers. C’est vrai pour la Chine, mais aussi pour tous les autres pays émergents que l’ont peut séparer en deux cercles : les grands partenaires dont le soutien ou à minima l’abstention est nécessaire à Moscou (Iran, Brésil, Inde,…) et la masse des membres de l’Assemblée générale des Nations unies, que la Russie tentera de maintenir dans l’indifférence, notamment via le chantage aux exportations de céréales et d’énergie, mais sans que cela soit une question existentielle.
Concernant les effets collatéraux et les dégâts humanitaires de l’arme nucléaire, la Russie a montré depuis le début de la guerre qu’elle ne reculait pas devant le crime et l’horreur. Mais l’usage de l’arme nucléaire promet des risques potentiels d’une toute autre magnitude si des populations civiles sont ciblées. En particulier, la planification de la frappe russe devrait pour limiter les risques d’escalade être très attentive aux dégâts collatéraux hors de l’Ukraine, sur les pays limitrophes, membres ou non de l’OTAN. De même, des dégâts sur l’armée russe ou le territoire russe pourraient avoir un impact sur la situation intérieure. Enfin, s’il est peu probable qu’une stratégie d’extermination soit poursuivie, les dégâts indirects résultant de l’usage d’une arme nucléaire ne ciblant pas les populations spécifiquement ne peuvent être écartés sans évaluation (rupture des services essentiels, désorganisation, saturation des systèmes de soin, …etc.).
Reste la question de l’amélioration de la situation stratégique de la Russie. Car au final, c’est bien ce qui serait le mobile principal. Tous les autres effets recherchés, même s’ils sont sans doute prioritaires, sont défensifs : préserver des relations, ne pas s’engager dans une escalade. L’emploi de l’arme, au contraire, sera présumé comme (espérant) améliorer la situation russe au regard de son invasion en Ukraine, soit en conférant un avantage offensif, soit en mettant un terme à une détérioration de la situation.
Cette amélioration passerait par l’obtention d’un changement d’état radical : arrêt immédiat d’une offensive en cours qui menace d’effondrement tout ou partie de l’armée russe, sanctuarisation territoriale efficace, neutralisation significative des capacités militaires ukrainiennes, soumission du gouvernement ukrainien, retrait de ses soutiens internationaux, voire neutralisation des capacités socio-économiques de l’Ukraine à poursuivre la guerre en dépit de ses soutiens et de ses succès militaires. On notera, d’emblée, que pour l’heure Vladimir Poutine peut espérer encore atteindre la plupart de ces effets « par d’autres moyens » dans la durée et que la Russie, même affaiblie sur le plan économique et militaire n’est nullement, en janvier 2023, « à court d’options autres que nucléaires ».
Éléments techniques des scénarios d’emploi
La Russie dispose d’un vaste arsenal nucléaire, mais les informations en sources ouvertes sont assez lacunaires sur les forces non stratégiques : si les mécanismes et traités de maîtrise des armements ont permis, par les mesures de transparence et de vérification, de parvenir à une certaine clarté sur les capacités des forces stratégiques, le flou demeure quant aux caractéristiques des armes et forces qui par leur portée et/ou leur typologie sont exclues des traités signés par la Russie.
De manière simplifiée, on retiendra que la Russie dispose — sur le papier — d’environ 1900 têtes « non stratégiques », de modèles et de puissance très variées : armes à fission, armes thermonucléaires, voire armes à rayonnement renforcé (dîtes « à neutrons »). Ces armes sont pour la plupart anciennes, voire très anciennes, ce qui pose la question de leur fiabilité. On considèrera néanmoins que la Russie pourrait facilement disposer d’un nombre d’engins suffisant pour les scénarios évalués. Ces armes sont pour la plupart destinées à être mises en œuvre par des vecteurs « duaux », capables d’emploi d’armes conventionnelles ou nucléaires : avions d’attaque, navires de surface, sous-marins d’attaque, systèmes terrestres de missiles balistiques ou de croisière, voire systèmes d’artillerie conventionnelle. La puissance de certaines armes est sans doute modulable, à l’image d’autres armes occidentales, et l’hypothèse retenue sera l’emploi d’armes d’une puissance dans la gamme « de 1 à 100 kilotonnes » (pour mémoire Hiroshima : ~13-18 kt).
On notera que, si les forces stratégiques sont très surveillées par les moyens de renseignement occidentaux, on peut penser que cette surveillance ne vas pas jusqu’à la connaissance exhaustive, en temps réel, de la localisation et de l’éventuel mouvement de chaque tête nucléaire de ce parc « ancillaire ». En particulier, certaines armes de la flotte de la Mer noire à Sébastopol peuvent sans doute être embarquées ou débarquées à bord de missiles duaux sans que le suivi ne soit aussi aisé et immédiat que celui de l’appareillage des sous-marins nucléaires lanceurs d’engin ou du mouvement de têtes nucléaires stratégiques couvertes par les mécanismes des traités bilatéraux avec les Etats-Unis. Et leur mise en œuvre n’implique sans doute pas l’activation des mêmes mécanismes que le reste des forces stratégiques (mise à l’abri des décideurs, envol de certains aéronefs, changement de posture des forces de défense aériennes, etc.).
Comme précisé plus haut, un des critères essentiels d’emploi serait pour la Russie la certitude du succès dans l’emploi de l’arme. L’interception éventuelle par la défense antiaérienne ukrainienne d’un vecteur russe emportant une arme nucléaire au dessus de l’Ukraine aurait des effets désastreux dans la mesure où le coût politique de la rupture du tabou devrait être « payé », sans aucun effet produit. La crédibilité des forces nucléaires russes serait en jeu et l’attribution à la Russie de la tentative se ferait sans difficulté, les « débris » d’une arme nucléaire étant très spécifiques. Les scénarios se concentreront donc sur des situations où la mise en œuvre pourrait se faire sans trop de risques d’échec. On notera ainsi, en creux, des pistes possibles d’aide à l’Ukraine pour réduire ces possibles « fenêtres de tir », notamment au niveau de la défense antibalistique : même une capacité limitée de défense ABM fait peser un risque d’échec sur une frappe, ce qui accroit l’incertitude et donc est à même de décourager la frappe.
Pour ce qui est des effets de l’arme nucléaire, on rappellera que le premier effet recherché est la capacité instantanée de destruction sur une vaste zone, par effet de chaleur, de pression et de rayonnement. La production d’une impulsion électromagnétique significative est à prendre en compte, de même que la production de retombées radioactives, plus ou moins fortes, sous la forme principalement de produits d’activation (poussières et débris rendus radioactifs par le rayonnement de l’explosion) ainsi que d’une quantité limitée de produits de fission et de matières fissiles non fissionnées. Les effets produits par l’arme dépendent bien entendu de son type et de sa puissance, mais aussi de ses conditions d’explosion : un tir très près du sol produit une importante quantité de retombées mais s’accompagne de destructions moindres. Un tir en altitude permet d’optimiser les destructions, tout en limitant les retombées radioactives. Un tir en très haute altitude optimise l’impulsion électromagnétique, sans effet de souffle au sol ni retombées significatives (mais occasionne des dommages potentiels sur les objets en orbite). Ajoutons que, sur le plan symbolique, seul un tir relativement près de la surface produit un « champignon atomique », avec une différence de forme marquée entre le tir à la surface de la mer et de la terre. Or la symbolique peut être recherchée, notamment dans un tir de « sidération ».
Il n’a pas été envisagé de scénario d’emploi de l’arme nucléaire sur le champ de bataille dans le cadre d’un schéma « tactique » de percée du front. D’une part la densité des troupes sur le théâtre ukrainien est très faible et l’étalement dans la profondeur important, ce qui demanderait d’utiliser de nombreuses armes (plusieurs dizaines) pour obtenir une percée significative. D’autre part, cela supposerait une armée russe capable de manœuvrer en environnement très radioactif, ce qui n’est sans doute plus le cas vu les pertes et la désorganisation subies depuis février 2022.
Ces éléments de cadrage étant posés, les scénarios d’emploi peuvent être évoqués, avec à chaque fois une description de l’usage, des armes mises en œuvre, et de l’impact sur l’état final recherché.
Scénario 1 — « stupeur en Mer noire »
C’est un des scénarios fréquemment évoqués ; le tir par la Russie d’une arme nucléaire dans les eaux de la Mer noire, afin de « montrer sa détermination ». On notera qu’un tel tir, s’il est effectué dans les eaux russes ou internationales, sans viser aucun objectif ni occasionner de destruction, s’apparenterait d’avantage à une forme d’essai atmosphérique qu’à un emploi militaire de l’arme : il y aurait rupture d’un « tabou », mais de manière moins radicale. Cependant, vu le trafic marchand civil en Mer noire, et notamment le trafic pétrolier depuis les ports russes, les zones de tir possibles sont limitées (la zone ouest de la Crimée étant la plus propice) et les risques sont élevés d’entrainer au moins quelques victimes civiles en mer.
L’idée serait de provoquer une forme de sidération, en Ukraine et dans le monde. Il s’agirait d’une posture résolument tournée vers l’escalade, qui appellerait un signalement stratégique fort de la part des forces russes : ce genre de tir n’a d’intérêt que pour signaler à la partie adverse qu’on est prêt à « aller plus loin ».
Pour justifier un tel tir, la Russie pourrait exiger l’arrêt immédiat de toute offensive ukrainienne contre ce qui est considéré comme « le territoire russe ». Mais outre que cela constituerait de fait un aveu de faiblesse sur le plan conventionnel, cela serait en violation avec la doctrine russe, qui ne prévoit pas de tel contexte d’emploi tant que la menace ne plane pas sur la « survie de l’État ». Enfin, l’avantage militaire immédiat serait nul, le tir étant sans effet sur les forces ukrainiennes. Un pur pari politique donc, dont le coût serait important, même s’il serait relativisé par l’absence de dégâts et des retombées très modérées.
Le tir serait un des plus aisés à effectuer par les forces russes : à l’abri depuis Sébastopol, un missile de croisière à charge nucléaire serait tiré vers un point suffisamment éloigné des côtes, un jour propice sur le plan météorologique (absence de vent, beau temps). Cependant, le risque est bien réel d’atteindre un appareil de renseignement de l’OTAN en vol dans l’espace aérien international. Cela suppose une bonne dose de prudence et de préméditation, qui implique forcément des risques de fuite et de divulgation.
Le « dosage » de la frappe serait de même très délicat, surtout s’il s’agit de provoquer une sidération. En particulier, il faudrait absolument maîtriser d’éventuelles retombées radioactives qui, même si elles seraient sans doute faibles avec une arme de quelques kilotonnes (un tir en mer produit peu de produits d’activation), seraient de nature à entrainer de fortes difficultés diplomatiques, surtout vis-à-vis des États riverains membres de l’OTAN (Roumanie, Bulgarie, Turquie). Le « pari » serait donc que le gouvernement ukrainien serait suffisamment terrifié pour se soumettre à certaines exigences russes, sans pour autant que la posture internationale ne soit trop dégradée. Il faudrait que le tir soit à la fois spectaculaire, mais aussi d’impact très limité. L’espoir dans une division des opinions européennes serait sans doute complémentaire des motivations russes, avec une campagne d’information faisant planer une menace de destruction en cas de poursuite du soutien à l’Ukraine. Le recul d’un seul gouvernement de l’Alliance serait déjà une (petite) victoire pour la Russie.
S’il n’y a pas grand-chose à faire en amont pour prévenir un tel tir, la réponse occidentale devrait être très ferme : signalement stratégique des forces nucléaires pour montrer à la Russie qu’elle aurait tout à perdre en cas de poursuite de l’escalade, resserrement des liens de l’Alliance pour éviter tout cavalier seul, manœuvre diplomatique auprès de l’Inde et de la Chine pour condamner dans les termes les plus forts la rupture du tabou et encourager à la rupture avec Moscou, déploiement de forces antibalistiques de théâtre, au sol et en mer, pour montrer la détermination de l’OTAN à résister au chantage nucléaire. Mais, bien entendu, se poserait comme toujours la question « jusqu’où aider et défendre l’Ukraine » ? On ne peut exclure qu’un tel scénario diviserait profondément la communauté occidentale. Ce serait un test assez ultime des liens transatlantiques.
Compte tenu de l’absence d’effet militaire direct sur la situation stratégique, des aléas politiques et techniques et du risque diplomatique, un tel pari semble néanmoins vraiment très risqué et ce scénario est sans doute le moins probable de ceux retenus ici, même s’il est fréquemment évoqué dans les médias
Scénario 2 — « isthme de Crimée »
Ce scénario répondrait à une invasion en cours de la Crimée par l’Ukraine qui, après des succès sur le champ de bataille, s’estimerait en capacité et en droit de reprendre la péninsule qui fut annexée par la Russie en 2014 au mépris du droit international. Il devrait là encore être précédé par une série d’ultimatums, exigeant que l’Ukraine cesse son offensive sur le « territoire russe ». Cela impliquerait d’admettre que la perte de la Crimée menacerait la « survie » de l’État russe, mais aussi que les options conventionnelles pour la défendre sont épuisées.
La Crimée tient une place indiscutablement particulière dans la longue liste des menées de Vladimir Poutine depuis sa prise de pouvoir, à la fois sur le plan symbolique, mais aussi — surtout — sur le plan stratégique. La péninsule est au cœur du dispositif russe d’agression de l’Ukraine. Elle permet le blocus maritime des côtes ukrainiennes de la Mer Noire, la maîtrise de la Mer d’Azov, elle a servi de tremplin à l’invasion du sud du pays et constitue un axe logistique crucial, elle est un coin enfoncé sur le flanc de l’Ukraine, qui permet des raids aériens, des tirs de missiles et une surveillance aérienne dans la profondeur. Sa perte serait indéniablement un affront majeur au pouvoir russe, mais surtout un désastre pour son dispositif militaire. On ne peut donc exclure qu’elle constitue dans l’esprit des dirigeants du Kremlin un intérêt vital dont la perte pourrait être une menace pour (l’idée qu’ils se font de) « la survie de l’État » et donc justifier sur le plan doctrinal à minima un changement de posture et au bout du compte un emploi de l’arme nucléaire.
L’invasion de la Crimée pourrait donc servir à la fois de justification, mais aussi de théâtre à un emploi en premier in situ, dont l’ambition serait de matérialiser par l’atome une ligne rouge définitive.
Concrètement, le risque d’interception de l’arme en cas de tir sur une zone proche du champ de bataille plaide plutôt pour la mise en œuvre d’un missile balistique de type « Iskander-K », dont la charge nucléaire est estimée entre 10 et 50kt.
Simulation d’un tir de 50kt sur l’isthme de Crimée par vent d’ouest, via https://nuclearsecrecy.com/nukemap/ avec représentation de la zone de destruction (cercles concentriques) et des retombées radioactives (plume ouest-est). Les cercles concentriques indiquent les effets destructifs de l’arme employée. Le cercle jaune est le diamètre de la boule de feu, le cercle vert celui de la zone d’irradiation immédiate fatale, et le cercle gris montre la zone de destruction de la plupart des bâtiments par effet de souffle
L’effet recherché ici serait à la fois la sidération, mais pourrait être aussi la formation d’une forme de « barrage » de retombées radioactives isolant la Crimée du reste de l’Ukraine par un tir près de la surface du sol. La qualité du barrage serait dépendante de l’orientation du vent au moment des retombées et un vent de secteur ouest ou est semble préférable. Les observations du régime des vents en Mer Noire suggèrent toutefois que les vents d’ouest sont plus rares que les vents d’est. En revanche, le caractère changeant de l’orientation des vents rend la fiabilité de la mise en œuvre de ce « barrage » très aléatoire.
A l’opposé, l’utilisation d’un vent orienté dans l’axe logistique ukrainien s’éloignerait de l’idée du « barrage » protégeant le territoire russe, pour viser l’irradiation par retombées du dispositif adverse et donc son évacuation immédiate. Il faut souligner que, dans tous les cas, l’attaque ne provoquerait sans doute de manière instantanée que quelques centaines de morts, avec un impact militaire immédiat très limité, détruisant quelques dizaines de véhicules tout au plus. L’effet de panique pourrait être très important et le commandement ukrainien pourrait être confronté à la perte de contrôle temporaire de plusieurs unités bien au-delà de la zone d’impact. La désorganisation serait cependant sans doute de courte durée. L’impulsion électromagnétique se situant très près du sol serait également d’un impact très limité, se recoupant sans doute avec la zone des effets destructifs.
Sur le plan militaire, il ne fait pas de doutes que l’attaque provoquerait un arrêt immédiat de l’offensive ukrainienne. Mais il faut également garder à l’esprit que les retombées radioactives sont plutôt rapides, surtout en cas de pluie. Si les sols seraient contaminés pour longtemps par les produits de fission et les matières fissiles, la radioactivité des produits d’activation serait assez limitée dans le temps. Une arme nucléaire moderne emportant quelques kilos de plutonium, la quantité de matières radioactives à longue durée de vie serait dans tous les cas très faible. La conséquence opérationnelle serait que, passé le moment de stupeur, l’offensive ukrainienne pourrait reprendre sans trop de risques, à condition que soient mises en place des mesures de défense NRBC de base (décontamination, conduite des véhicules en surpression, limitation des tirs explosifs par temps sec dans la zone contaminée). Les risques radiologiques seraient rapidement très faibles pour les combattants, infiniment plus faibles que les risques conventionnels sur le champ de bataille, même à long terme.
La Russie aurait donc violé le tabou nucléaire pour arrêter une attaque contre la Crimée, mais avec un impact militaire direct très limité sur les forces adverses, et une durée d’effet faible. Le narratif pourrait toutefois être préservé vis-à-vis de Pékin. La Chine qui, tout en condamnant symboliquement le recours « aux armes nucléaires et à la menace de leur emploi » par toute puissance, n’irait sans doute pas jusqu’à couper tous les liens avec Moscou. Tout en constituant un aveu de faiblesse sur le plan conventionnel, le tir russe pourrait s’inscrire dans un narratif intérieur de défense de la mère patrie. En revanche, un tel usage comporterait des risques évidents d’escalade conventionnelle de la part des Etats voisins, de même qu’une certitude de l’accroissement des sanctions. La panique d’une partie des opinions européennes pourrait là encore survenir, et ce serait un test pour les gouvernements occidentaux dans leur capacité à rassurer contre les risques d’escalade et les impacts radiologiques, faibles dans les deux cas. La maîtrise de l’escalade ne serait pas très différente d’un tir au dessus de la mer, à condition que les victimes soient peu nombreuses et essentiellement militaires.
Le seul facteur de succès durable pour la Russie serait la démonstration concrète d’une détermination sans failles de conserver la Crimée dans le cadre de négociations qui pourraient être poussées par certains États non alignés ou soutiens fragiles de l’Ukraine à la faveur de la « sidération ».
À plus long terme, un des effets de bord les plus risqués d’un tel tir serait que Moscou aurait « payé » le coût de la rupture du tabou nucléaire pour un effet destructif modeste. D’autres pays pourraient être enclins à un nouvel emploi sur le champ de bataille, considérant que l’arme nucléaire serait redevenue une arme d’emploi « comme une autre » à condition de se tenir loin des zones urbaines.
La probabilité de ce scénario est tout de même faible, mais dépend de la volonté de Vladimir Poutine d’aller « jusqu’au bout » pour conserver la Crimée. Dans tous les cas, il semble bien que la Crimée soit, sur le théâtre ukrainien, le seul vrai enjeu qui puisse justifier pour l’heure un changement de posture dissuasive et/ou un emploi de l’arme nucléaire qui soit approchant des cas prévus par la doctrine russe.
Scénario 3 – « paralyser l’armée ukrainienne »
Si les frappes sur la ligne de front dans le cadre d’une manœuvre offensive semblent bien improbables, voire ingérables pour l’armée russe, une série de frappes nucléaires pourraient viser des centres de commandement et des dépôts logistiques ukrainiens, notamment ceux qui concentrent munitions et matériels issus de l’aide occidentale.
La justification doctrinale pourrait être là encore liée à une menace sur la Crimée, mais son ampleur impliquerait un contexte encore plus dégradé pour la Russie, comme un effondrement généralisé du front et la perte du Donbass. Couplé ou non à quelques tirs tactiques de sidération sur la ligne de front comme le scénario précédent, il s’agirait ici avant tout de provoquer une hypoxie immédiate des forces ukrainiennes de première ligne.
Un tel scénario impliquerait l’utilisation simultanée de nombreuses armes nucléaires de faible puissance, mise en œuvre par missiles balistiques pour limiter les risques d’interception, le tout dans le cadre d’un grand raid impliquant de gros moyens conventionnels aériens. L’intérêt serait de neutraliser de manière certaine des cibles trop grandes, durcies ou trop bien défendues contre les attaques conventionnelles : grandes bases militaires, centrales électriques ou aérodromes notamment.
Afin de produire des effets militaires significatifs, le renseignement militaire russe devrait disposer d’une vision très fiable des installations ukrainiennes et d’une vision systémique du fonctionnement de la structure de commandement et des chaines logistiques afin de limiter les frappes aux nœuds les plus critiques. Plus le nombre d’armes employées serait grand et plus le coût politique serait élevé. En outre, la plupart des grandes installations militaires sont situées en périphérie de centres urbains. Cela supposerait d’assumer de tuer des milliers de civils, même de manière « collatérale ».
L’effet obtenu, une désorganisation significative des arrières de l’armée ukrainienne, serait forcément temporaire. Le corps de bataille serait fragilisé, mais nullement vaincu. Passé le moment de sidération, l’organisation serait reconstituée peu à peu sur des bases secondaires, mieux camouflées. Ce genre d’opération, non reproductible, n’aurait d’intérêt que si elle est exploitée immédiatement par une offensive au sol, ce dont semble actuellement bien incapable l’armée russe.
Bien entendu, s’il survient dans un contexte d’effondrement de l’armée russe, ce scénario aurait sans doute au moins le mérite d’arrêter toute offensive ukrainienne, Kyiv ayant sans doute la sagesse de le faire et ses soutiens lui demandant immédiatement un tel arrêt.
Ce scénario mettant en œuvre de nombreuses armes nucléaires (5 ? 10 ? 15 ?) serait de loin le plus couteux politiquement, notamment vis-à-vis de la Chine. La rupture avec Pékin dans ce cas de figure serait sans doute inéluctable, de même que la mise au ban de la Russie par l’ensemble des pays du globe. Même en invoquant comme dans le scénario précédent une menace sur la Crimée ou un effondrement militaire, il semble tout de même bien improbable à ce stade du conflit.
L’amélioration obtenue de la situation stratégique serait fort couteuse politiquement et ne produirait qu’un effet bien temporaire au prix d’une détérioration définitive de la situation diplomatique. Sans parler des risques d’escalade avec l’OTAN dans de telles circonstances, qui seraient maximums, la frontière avec l’impression que le pouvoir russe a « perdu l’esprit » étant ici ténue.
Scénario 4 – « IEM sur l’Ukraine »
L’hypothèse d’un emploi offensif d’une impulsions électromagnétique (IEM) revient parfois quand on évoque les scénarios nucléaires. Même s’il est techniquement peu probable, il est militairement intéressant et mérite qu’on s’y attarde, ne serait-ce que pour dissiper quelques idées reçues. Les IEM sont des émissions, généralement brèves mais intenses, d’ondes électromagnétiques, capables si elles sont initiées en très haute altitude, de détruire une large gamme d’équipements électriques et électroniques, potentiellement bien au-delà des zones d’effet de souffle de l’explosion qui les initierait. Des impulsions électromagnétiques naturelles existent que cela soit par décharge électrostatique due à la foudre ou par vent solaire. Les IEM produites par les armes nucléaires sont formées de trois vagues successives d’ondes, à très haute fréquence, fréquence moyenne et basse fréquence.
L’IEM d’origine nucléaire la plus connue fut produite en juillet 1962 par le test thermonucléaire américain d’une arme W49 de 1,4 mégatonne (1 400 kt) détonnée à 400 km d’altitude au dessus de l’atoll Johnston, dans l’océan Pacifique. Si l’explosion n’occasionna ni dégâts au sol ni retombées radioactives du fait de son altitude, l’IEM produite dépassa largement l’ampleur prévue et ses effets se firent ressentir jusqu’à Hawaii, à plus de 1 300 km. Des dégâts mineurs furent observés sur l’éclairage public et la téléphonie. Mais en 1962, le taux d’équipement électronique des îles Hawaï était bien moindre qu’il peut l’être en Ukraine actuellement. Un total de (selon les sources) sept ou neuf satellites artificiels furent également mis hors service par la ceinture électromagnétique résultante, qui demeura active plusieurs années.
L’URSS de son côté avait expérimenté le concept d’IEM au dessus du Kazakhstan, procédant à sept tirs entre septembre 1961 et novembre 1962 à des altitudes comprises entre 23 et 300 km. Le test 184, dont une partie des résultats furent communiqués par les Soviétiques, parvint à endommager des lignes électriques enterrées de 90 cm dans le sol, via le train d’ondes à basse fréquence. Des dommages furent infligés à plus de 1 000 km de l’explosion à des équipements électriques et électroniques. Ils suggèrent que, au-delà de la destruction instantanée des appareils électroniques non protégé par le train d’ondes à haute fréquence, des dégâts les plus substantiels seraient subits par les infrastructures électriques. L’emploi éventuel d’IEM dans le cadre d’un conflit de haute intensité fut envisagé pendant la Guerre froide, notamment par les Soviétiques, conscients de la plus grande dépendance des Occidentaux à l’électronique de pointe. Dans un rapport de la Task Force consacrée aux IEM publié en 2021 et intitulé « Russia : EMP threat », les Etats-Unis accusent la Russie de disposer d’armes à IEM non nucléaires, mais aussi d’ogives de faible puissance (10kt) capables d’un grand rayonnement gamma, et optimisées pour la formation d’IEM plus resserrées (et donc censément plus utilisables).
L’impact d’une IEM au dessus de l’Ukraine s’inscrirait parfaitement dans la campagne actuelle menée par Vladimir Poutine contre les infrastructures du pays. Ayant détruit une partie du réseau électrique et des installations de production d’énergie, la campagne de frappes russes a manifestement l’intention de rendre la vie impossible à la population ukrainienne, privée d’électricité, d’eau et de chauffage en plein hiver. Si l’impact moral est incertain, et peut même contribuer à renforcer la détermination de la population, cela favorise aussi l’exode des réfugiés et a un impact direct sur la capacité matérielle du pays à soutenir l’effort de guerre depuis l’arrière, mais aussi plus globalement sur la possibilité de poursuivre des activités sociales et économiques « normales » (éducation, services publics, économie générale). Face à cette offensive, les pays occidentaux ont annoncé l’envoi de nombreux systèmes antiaériens capables d’abattre les missiles et drones mis en œuvre par la Russie. S’il est indéniable que la campagne se poursuit pour l’heure avec quelques succès au moyen d’engins « bas du spectre » (drones iraniens notamment), le taux d’interception des attaques russes est élevé (de 60% à 80% selon les raids) et le renforcement des défenses antiaériennes ukrainiennes devrait permettre de limiter l’impact de ce qui constitue un des derniers modes offensifs russes ayant quelques succès. L’usage d’une IEM pourrait donc apparaitre aux yeux de Vladimir Poutine comme sa meilleure option pour parvenir à ses fins sur le plan économique.
D’après les différents documents disponibles sur le sujet et notamment « Nuclear EMP Attack Scenarios » de P.V. Pry, la plus « petite » IEM utilisable sans retombées radioactives ni effet de souffle serait créée par l’explosion d’un engin nucléaire adapté à une altitude minimale d’une trentaine de kilomètres. Une altitude plus faible ne permettrait pas de créer une IEM ayant un effet significatif tout en entrainant des retombées radioactives et des effets de souffle indésirables. L’IEM ainsi produite aurait un rayon minimum d’environ 300km, quelle que soit la puissance de l’arme utilisée. En revanche, la puissance de l’IEM serait proportionnelle à la puissance de l’explosion. Des charges nucléaires optimisées pour le rayonnement gamma permettraient en outre de produire une IEM très puissante pour une relativement petite explosion nucléaire. On peut conjecturer que la Russie, de part l’historique des tests soviétiques au Kazakhstan et de ses capacités de simulation, pourrait disposer d’un savoir-faire adéquat pour moduler la taille de la zone qui serait soumise aux effets électromagnétiques les plus intenses. C’est la principale difficulté, compte tenu du voisinage de la cible ukrainienne, coincée entre le territoire russe et les pays de l’OTAN. Il semble également souhaitable d’éviter de frapper les satellites artificiels en orbite au dessus de l’Ukraine au moment du tir, ce qui serait porteur de risques d’escalade. Les États-Unis ont ainsi déjà pris position en 2021 pour indiquer que l’accès libre à l’espace était un « intérêt national vital », avec implicitement des conséquences sur le plan de la dissuasion.
Il semble également souhaitable de ne pas frapper une centrale électronucléaire en activité (les six tranches de Zaporijjia sont actuellement en arrêt froid ou chaud, ce qui poserait moins de risques). Seule la centrale « sud Ukraine » (Oblast de Mykolaïv) serait actuellement située dans la zone la plus sensible pour un tir d’IEM. En traçant une ligne jusqu’à la frontière biélorusse, on atteint un diamètre maximum de 450 km, ce qui est un peu juste. Tout dépend, en somme, des capacités russes réelles en la matière, que rien dans les sources ouvertes ne permet vraiment d’évaluer.
La difficulté principale consisterait pour la Russie à doser une explosion assez forte pour causer d’importants dommages dans un cercle réduit, tout en limitant les dommages collatéraux. Une IEM n’est pas seulement capable de détruire les équipements électroniques et les circuits intégrés. De part sa longueur d’onde et la quantité d’énergie qu’elle transmet, elle peut faire fondre les transformateurs et couper les longues lignes électriques, même enterrées. Un tel tir sur l’Ukraine aurait des effets considérables, sur les plans civils et militaires : une large part du pays, dont la capitale, serait instantanément dans le « black out », sans moyens de communication, sans électricité, pour ainsi dire sans véhicules. De nombreux incendies seraient allumés partout qui ne pourraient pas être combattus, les services essentiels seraient paralysés, des mouvements de panique importants auraient lieu, et une grande partie des communications militaires seraient coupées.
Selon les capacités réelles de la Russie, il est possible que le pays puisse mettre en œuvre plusieurs IEM de plus petite taille, créées par des armes nucléaires de plus faible puissance, et dont l’effet serait plus dirigé. Avec une demi-douzaine d’ogives de 2 ou 3 kt à rayonnement renforcé explosant à plus basse altitude, les dommages pourraient également être considérables mais limités au territoire ukrainien. En contrepartie, les effets directs de l’irradiation et les retombées radioactives pourraient être plus significatives.
La plus grande incertitude demeurant sur le plan technique, sur les capacités russes réelles et sur le taux de confiance de Moscou envers ce qui reste un mode d’action jamais éprouvé de manière concrète font que le cumul d’aléas est tout de même assez important.
L’usage d’une IEM contre l’Ukraine pourrait être présenté par le Kremlin comme ne constituant pas « vraiment » une rupture du tabou de l’usage de l’arme nucléaire au sens courant du terme, puisqu’il aurait lieu à une altitude trop élevée pour entrainer destructions directes et retombées radioactives. Le narratif autour de la doctrine pourrait être préservé et la Russie pourrait prétendre toujours agir dans le cadre de son « opération spéciale ». Le tir étant effectué à l’aide d’un missile balistique à portée intermédiaire ou courte, il ne déclencherait pas d’alerte particulière chez les États dotés. En revanche, à l’avenir, tout tir balistique, même à faible portée, pourrait être considéré comme porteur d’une IEM, ce qui accroitrait immédiatement de manière considérable les tensions entre puissances nucléaires en cas d’usage de missiles balistiques, même prétendument à ogive conventionnelle.
Ce scénario — le plus spéculatif — n’est sans doute pas très « probable », au sens où il est très délicat à réaliser, suppose des capacités russes que rien ne permet de valider à ce jour et est porteur de nombreux risques d’escalade avec les puissances occidentales, notamment en fonction de son impact sur les satellites artificiels et de ses effets de bord potentiels. Il est aussi celui qui pourrait impacter le plus négativement le territoire russe et les moyens militaires présents en Crimée. Mais il pourrait permettre de préserver les relations avec la Chine et les autres pays émergents un peu mieux que les usages plus « classiques » de l’arme nucléaire et — surtout — serait sans doute celui qui contribuerait le plus à améliorer la situation stratégique de la Russie : l’Ukraine serait paralysée pendant de longues semaines, ses infrastructures électriques sinistrées et sa société pour ainsi dire à genoux. Les sociétés industrialisées modernes sont totalement dépendantes de l’électricité pour tous les services de base, l’éducation, l’alimentation, le système de santé, le chauffage, les transports, l’eau courante… Sans électricité et sans moyens de réparer les infrastructures, des millions d’Ukrainiens seraient contraints d’évacuer en urgence leur pays et l’armée ukrainienne serait de manière instantanée « coupée » de ses arrières, ce qui causerait de gros problèmes logistiques, de communications, de commandement et de moral.
Pour l’heure, la Russie peut poursuivre sa campagne de frappes conventionnelle et viser le même résultat « à petits feux » et à moindre coût sur le plan diplomatique. Un tel scénario ne deviendrait souhaitable pour le Kremlin qu’à deux conditions cumulatives : parce que les moyens conventionnels ne parviennent plus à infliger des dommages substantiels à l’Ukraine (renforcement des défenses) et parce qu’un sentiment d’urgence semble justifier une escalade dans les moyens mis en œuvre pour mettre le pays à genoux.
Conclusion — un emploi décidément peu probable
On le voit, dans tous les cas les risques sont toujours très significatifs au regard de l’amélioration de la situation obtenue et des risques collatéraux. Même si le scénario d’engagement de l’arme en « défense de la Crimée » semble le moins improbable au regard de la doctrine et des enjeux, la probabilité finale d’emploi de l’arme nucléaire par la Russie reste très faible, au regard de la simple difficulté d’atteindre des objectifs utiles par ce biais. Le coût politique et diplomatique et les risques de déstabilisation et d’escalade sont toujours assez élevés, au regard de gains stratégiques qui semblent dans la plupart des cas bien ténus et transitoires.
Cet exercice prospectif est donc plutôt rassurant, même s’il complexifie encore la question de la Crimée — indéniablement ukrainienne en droit mais sans doute perçue par Vladimir Poutine comme un pivot de son dispositif. Il permet tout de même de conforter les analyses qui considèrent que, dans l’immédiat, la Russie aurait bien plus à perdre qu’à gagner à un usage de quelques armes nucléaires. Les moyens conventionnels dont dispose encore Moscou pour poursuivre son agression contre l’Ukraine sont, hélas, encore nombreux et l’économie russe, si elle présente quelques difficultés, ne semble nullement au bord de l’effondrement. On ne peut pas en dire autant de l’Ukraine sur ce plan, malgré la détermination de son peuple et de son armée.
Ces constats nous renvoient également aux limites de l’arme nucléaire et au besoin de disposer de forces conventionnelles en nombre et en qualité pour faire face aux très nombreux cas de figure pour lesquels l’arme nucléaire ne sert à rien ou est porteuse de trop de risques pour être employée au regard des gains espérés. Même si on ne peut sans doute pas réduire la dissuasion nucléaire à l’aphorisme « l’atome ne dissuade que de l’atome », il y a sans doute peu de cas conventionnels qui justifient un emploi en premier de la part de la Russie, qui bénéficie d’une grande profondeur stratégique et de forces nombreuses et diversifiées, et qui ne peut donc pas facilement être placée dans une situation de mise en jeu de la survie de l’État ou être désarmée par surprise.
Le pouvoir neutralisant de l’arme atomique joue à plein dans ce conflit, qui est une guerre totalement conventionnelle et pleinement inscrite dans l’âge nucléaire : de par l’existence de son arsenal nucléaire, la Russie ne peut espérer vaincre, mais peut difficilement être totalement vaincue. L’arme nucléaire, pour l’heure, sert surtout à Moscou pour limiter les options pouvant être envisagées contre la Russie. La sanctuarisation agressive joue, de manière offensive mais en fait surtout défensive. En revanche, on voit clairement les options qui existent pour se préparer à un tel scénario et en diminuer la probabilité et l’impact : le renforcement, même limité, des capacités antibalistiques ukrainiennes accroitrait l’aléa d’éventuelles frappes nucléaires russes, dont un échec serait désastreux. Le renforcement de la défense NRBC de l’Ukraine permettrait d’envoyer le signal à Moscou que tout risque de panique serait maîtrisé par les soutiens du pays. Le dialogue stratégique avec les pays émergents est crucial pour contrer tout narratif russe. Enfin, le maintien par l’OTAN d’une posture résolue, défensive et comportant la bonne dose d’ambigüité stratégique aux frontières de la Russie constitue certainement le meilleur facteur de prévention de toute dérive.