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L’Europe, une autorité morale sans puissance géopolitique ?

La puissance (c-à-d la capacité à exercer la force) est, avec le droit, l’une des deux composantes des relations internationales. La puissance repose sur un ensemble de facteurs, certains déterminés par la Nature (géographie, démographie, climat, ressources naturelles, etc.) et d’autres par l’activité humaine (développement économique, industriel et financier, capacités d’innovation et de formation, forces armées, rayonnement culturel, etc.). La puissance va de pair avec la liberté/autonomie/souveraineté stratégique. Plus un État est souverain, plus il est en mesure d’exercer sa puissance.

Mais avant toute chose, la puissance n’existe pas sans la volonté de l’exercer. On peut même dire que c’est avant tout la volonté qui forge la puissance (ou l’illusion de puissance). Ex. : l’Allemagne de 2021 pourrait être une puissance géopolitique ; mais elle n’en a pas la volonté (pour des raisons historiques, mais aussi économiques).À l’inverse, la Turquie n’a ni la dimension économique, ni la capacité militaire réelle qui la désignerait comme une puissance géopolitique « naturelle », mais possède une volonté de puissance (« néo-ottomanisme »). Il en va de même pour la Russie (son PIB est celui de l’Espagne et le budget de son armée est +/- identique à celui de la France) mais la volonté de Poutine suffit à donner l’illusion de faire jeu égal avec les USA et la Chine (à travers notamment une propagande habile et en jouant sur l’inaction de l’Occident en Syrie, en Ukraine, en Géorgie et de plus en plus en Afrique).L’UE dispose quant à elle de tous les ingrédients qui fondent une puissance géopolitique. Mais l’UE s’est construite autour d’un projet géopolitique excluant toute idée de puissance (une vision souhaitée par les deux grandes puissances de l’époque : les USA et l’URSS).De plus, on assiste à une exacerbation de plus en plus vive des intérêts nationaux particuliers qui rendent toute politique étrangère commune impossible (ex. : Sahel, Afghanistan, Kosovo, Russie, etc.).L’OTAN a pour sa part rendu, aux yeux de beaucoup d’Européens, toute idée de puissance inutile (puisque l’Europe pouvait vivre confortablement sous le parapluie militaire et nucléaire US).Dès lors, depuis plusieurs décennies et malgré les traités de Maastricht (1992) et de Lisbonne (2007), la politique étrangère de l’UE repose uniquement sur le droit (principe d’autorité morale défendant des valeurs intangibles) et refuse la puissance (la force capable d’influencer, orienter ou contraindre le cours des évènements).

Cette posture, qui est contraire à l’ADN de la politique étrangère française depuis ses origines (la France ayant toujours exercé une forme de puissance dans l’espace européen depuis Clovis ; elle est aujourd’hui le seul pays membre de l’UE à disposer de l’arme nucléaire), aboutit à l’effet exactement inverse de celui voulu par le général de Gaulle : faire de l’Europe un démultiplicateur de puissance pour une France qui savait, depuis la crise de Suez en 1956, qu’elle ne serait plus une puissance mondiale face aux USA et à l’URSS. C’est dans cet état d’esprit que les gouvernants français (de De Gaulle à Mitterrand) ont, pendant des décennies, pensé la construction européenne. Or, depuis un peu plus de 20 ans, nos gouvernants ont oublié cette dimension cardinale de notre propre politique étrangère, et, en voulant à tout prix développer la construction européenne, ont progressivement cessé de défendre avec force et lucidité les intérêts français.C’est notamment le cas dans le domaine économique, où la volonté française de créer des grands programmes industriels européens ou des « Airbus de… » (la mer, l’énergie, l’optique, etc.) s’est généralement faite au détriment des entreprises françaises face à leurs supposés partenaires allemands, italiens, etc. (ex. : le programme SCAF et Dassault).

Quelques idées directrices : – La France doit revenir au substrat de la pensée gaullienne, celui d’une construction européenne souveraine par rapport aux USA, à la Russie ou à la Chine. Quitte à proposer une UE différenciée, selon le degré d’engagement des États membres dans la voie d’une Europe puissance, indépendante et souveraine.- Cela implique une vision stratégique à long terme dans les grands domaines industriels (le spatial, la santé, l’armement, etc.) en ciblant prioritairement les secteurs où il n’existe pas ou peu d’offre européenne (drones, semi-conducteurs, data cloud, etc.).

– Pour les autres secteurs européens déjà bien pourvus industriellement, il semble de plus en plus difficile d’envisager des coopérations industriels d’envergure sans qu’elles ne se fassent au profit d’un seul des partenaires (et au détriment des autres). Dans ce cadre, mieux vaut laisser les politiques nationales s’occuper au développement de ces secteurs.
– À côté de cela, des programmes transversaux, pilotés par des agences européennes ad hoc, peuvent aider à développer des synergies industrielles dans des secteurs où la compétition intra-européenne est forte (ex. industrie de l’armement) sans que cela nuise à l’indépendance des entreprises partenaires.
– Il y a un fort déficit de compétence en France en matière de renseignement économique. Or, le terrain de jeu des grandes confrontations internationales se situe désormais pleinement dans le secteur économique (captation de « pépites » françaises par les USA ou la Chine, espionnage industriel, etc.).
– L’exemple d’Alstom (vente sous contrainte US de la branche Énergie d’Alstom, pourtant indispensable à la réalisation des sous-marins nucléaires français) nous oblige à revoir en profondeur notre rapport économique avec nos principaux alliés (sans parler bien entendu des puissances hostiles).
– D’où l’importance de se doter d’une véritable Agence de renseignement économique (sur le modèle de la DGSE et de la DGSI) capable de centraliser le renseignement économique, d’identifier les risques intérieurs (ou les opportunités à l’étranger), et protéger la souveraineté française des entreprises stratégiques (quelle que soit leur taille). Cette agence pourrait servir de modèle à une Agence européenne œuvrant dans le même sens pour défendre les intérêts géoéconomiques de l’UE.
– Il faut en finir avec la vision wilsonienne du monde, où chaque nation aurait naturellement tendance à évoluer vers la démocratie. Les conflits de ces 30 dernières années (Irak, Somalie, Syrie, Afghanistan, etc.) nous prouvent le contraire.
– Il faut revenir à une realpolitik pragmatique, en soutenant les régimes qui servent d’abord les intérêts européens (contrôle des migrations, de l’islamisme radical, etc.), même s’ils ne sont pas de parfaites démocraties. Il s’agit d’un véritable changement de paradigme, mais la réalité des relations internationales nous oblige à ce choix.
– Au sein de l’UE, la France ne doit pas avoir peur de taper du poing sur la table (ce qu’elle ne fait quasiment plus) pour défendre ses intérêts, même au risque de créer des blocages institutionnels, étant entendu que dans la majeure partie des cas, ses intérêts correspondent à ceux d’une Europe forte et souveraine.
– Tout cela nécessite un vrai changement de paradigme intellectuel à Bruxelles et chez certains de nos partenaires.

Pour que le projet européen ne meure pas sous le poids de son idéalisme et de son inaction géopolitique mortifères, il est indispensable que la France se projette dans l’édification d’une « Nouvelle » UE, une UE qui refasse rêver les Français et les Européens et dont ils seraient fiers, en replaçant la construction européenne dans le contexte géopolitique du moment (confrontation Chine-USA, prédation de la Russie, etc.). La France, comme il y a quelques décennies, doit à ce titre reprendre le leadership de ce mouvement, et ce d’autant plus que le Brexit met hors jeu les inévitables réticences anglaises. Sans cela, il y a fort à craindre que dans un avenir proche, d’autres « Brexit » ne voient le jour et que l’UE ne finisse pas disparaître, ramenant la France à son statut de puissance moyenne en déclin.

Dr. Alexis BAUTZMANNPrésident du conseil scientifique du CAPRI (Centre d’Analyse et de Prévision des Risques Internationaux)
Président d’AREION GROUP (magazines Diplomatie, DSI, Carto, Moyen-Orient…)Président de CONSILDE MEDIA GROUP (magazines Green Innovation, Blue Innovation, EcoLogistics, Hydrogen+…)Chargé d’enseignements à la Direction Générale de l’Armement (DGA), à l’Institut Polytechnique de Paris et à la Sorbonne (Paris I).

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