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Données personnelles : comment « l’industrie de l’influence » traverse l’Afrique ?

ENTRETIEN. Quid des données personnelles des citoyens en temps d’élections en Afrique ? Réponse avec le rapport de l’ONG Tactical Tech sur la question. Édifiant.

Propos recueillis par Agnès Faivr Modifié le 04/10/2020 à 16:05 – Publié le 03/10/2020 à 18:16 | Le Point.fr

En Afrique, la faiblesse de l'arsenal juridique sur la securite des donnees personnelles fait du continent une proie facile pour les entreprises qui y menent deja de nombreuses experimentations.

En Afrique, la faiblesse de l’arsenal juridique sur la sécurité des données personnelles fait du continent une proie facile pour les entreprises qui y mènent déjà de nombreuses expérimentations. © ISSOUF SANOGO / AFP

« Changer le comportement des cibles (des électeurs). » C’est ainsi qu’une ex-responsable de Cambridge Analytica résume le rôle de ce cabinet britannique d’analyse de données dans le documentaire The Great Hak : l’affaire Cambridge Analytica. L’illustration qui suit fait froid dans le dos. Lors de la présidentielle de 2010 à Trinidad-et-Tobago, Cambridge Analytica intervient en faveur du parti majoritairement indien (UNC) opposé au « parti pour les Noirs », comme l’explique une vidéo (non publique) de présentation de Cambridge Analytica. La technique ? « Nous avons dit au client : « il faut viser les jeunes ». Nous avons essayé d’encourager l’abstentionnisme. La campagne devait être apolitique, car les jeunes s’en foutent. Elle devait être réactive, car ils sont fainéants. On a donc inventé une campagne qui disait : « rejoins le groupe, soit cool, fais partie du mouvement ». C’était la campagne do so (fais comme ça) », détaille la voix off de la vidéo de présentation de Cambridge Analytica. En un claquement de doigts apparaissent un logo (poings croisés au-dessus de la tête), des tee-shirts, chorégraphies, chansons, affiches et vidéos sur YouTube à l’effigie de « Do So ». Au final, l’UNC l’emporte, et la différence de l’abstention entre jeunes Indiens et jeunes Afro-Caribéens s’établit à 40 %.

Cambridge Analytica est connu pour avoir travaillé pour le candidat Donald Trump lors de la campagne présidentielle américaine de 2016, pour la campagne en faveur du Brexit. Mais aussi « en Roumanie, au Kenya, au Ghana, au Nigeria », glisse Brittany Kaiser lors d’une conférence. Cette ancienne responsable de Cambridge Analytica est devenue depuis lanceuse d’alerte. À l’instar de Christopher Wylie, data scientist et ex-directeur de recherche de la firme. Ils documentent aujourd’hui ses méthodes. Et évoquent une « militarisation » des données personnelles, une « machine à propagande multiservices ». Facebook se retrouve au cœur de cette propagande, pour avoir permis à Cambridge Analytica d’aspirer des millions de données personnelles de ses utilisateurs, d’établir leur profil, en recoupant leurs goûts, leurs habitudes, etc. Et in fine, de cibler les indécis lors des scrutins électoraux et de peser sur leur vote.

Durant l’été 2020, Tactical Tech, une ONG internationale basée en Allemagne qui explore avec les citoyens les moyens d’atténuer les impacts de la technologie sur la société, a organisé une table ronde (en ligne, Covid-19 oblige) sur l’utilisation des données personnelles durant les campagnes électorales en Afrique subsaharienne, avec des participants d’Ouganda, du Nigeria, du Kenya, de la Gambie, du Zimbabwe, du Togo, du Ghana, du Canada, du Royaume-Uni et d’Allemagne, et en collaboration avec la politiste kényane Nanjala Nyabola. Cette dernière qualifiait dans les colonnes du Point Afrique les pratiques de firmes telles que Cambridge Analytica de « colonialisme numérique ». Une notion se référant selon elle « à la manière dont la technologie rend les pays du Sud vulnérables à la prédation d’entreprises protégées en quelque sorte des conséquences de leurs actions par leurs sociétés mères ». Et s’interrogeait : « une société kényane serait-elle en mesure d’exercer une influence aussi forte sur une élection britannique par exemple ? ». Les résultats de cette table ronde ont été compilés par la chercheuse de Tactical Tech Amber Macintyre dans un rapport intitulé « Importations et exportations de l’industrie de l’influence en Afrique subsaharienne ». Elle en dévoile les grandes lignes au Point Afrique.

Le Point Afrique : Le scandale Cambridge Analytica a permis de mettre en valeur l’usage fait par certaines entreprises des réseaux sociaux, et en particulier de Facebook. Cette plateforme est-elle aussi une cible de choix en Afrique subsaharienne, pour récupérer les données personnelles des citoyens et influencer les électeurs ?

Amber Macintyre : Un des axes les plus importants des recherches de Tactical Tech et de nos organisations partenaires est de montrer que le scandale Cambridge Analytica n’a pas seulement mis en évidence le rôle de Facebook, d’où ont été captées les données de millions d’utilisateurs, mais aussi celui de centaines d’autres entreprises, et donc, d’une industrie de l’influence. Facebook est certes un acteur majeur : la politique et la formation d’opinions politiques ont lieu sur Facebook à certains endroits. Mais ce qui importe plus encore, c’est que d’autres entreprises que Cambridge Analytica, telles que l’agence américaine de marketing et de communication Harris Media (qui a travaillé pour le candidat Uhuru Kenyata lors de la campagne présidentielle kényane en 2017 NDLR.) ou le courtier en données personnelles américain Aristotle, [qui a travaillé pour son adversaire Raila Odinga, NDLR] recourent aux mêmes procédés. Ce sont ces entreprises qui décident d’utiliser Facebook, comment l’utiliser, et comment détourner aussi les usages d’autres outils tels que WhatsApp.

Les échanges qui ont eu lieu lors de notre table ronde ont par ailleurs mis en évidence l’importance des sociétés de communication et des sociétés de sécurité, qui échangent des données entre elles, mais aussi avec les gouvernements et les partis politiques en Afrique subsaharienne. De fait, la création, l’échange et l’utilisation de données dans le domaine politique traversent tellement d’organisations, que tracer ces connexions menant par exemple à une publicité sur Facebook ou sur une autre plateforme, est plus important que d’identifier le rôle d’une entreprise unique.

Quels types de méthodes sont utilisées pour cibler les citoyens dans les pays d’Afrique subsaharienne représentés lors de cette table ronde ?

Les deux méthodes les plus courantes relevées sont l’envoi de SMS en masse et les appels automatisés. Ceux-ci sont souvent personnalisés, ce qui contribue à les rendre très efficaces. Ils ciblent une personne en particulier en utilisant éventuellement son nom dans le message, et les messages donnent l’impression d’avoir été écrits par l’expéditeur en personne (un homme politique, député, sénateur), ce qui crée une sorte de relation très personnelle entre le parti politique et la personne destinataire du message.

Outre ce procédé, les groupes Telegram et WhatsApp sont des méthodes populaires de diffusion d’informations. Ces outils sont si populaires qu’il existe même de « fausses » versions de WhatsApp qui permettent de contourner la limite des 256 personnes autorisées dans un groupe.

Votre rapport intègre une figure réalisée à partir de données de la BBC, qui montre que les catégories de citoyens africains les plus pauvres peuvent accéder à internet et aux réseaux sociaux. Est-ce que ces canaux de communication sont aujourd’hui des vecteurs d’influence des électeurs particulièrement puissants en Afrique subsaharienne ?

Ce point a fait l’objet de nombreuses discussions lors de la table ronde, et il en est ressorti que l’utilisation d’Internet et des médias sociaux n’était pas le seul vecteur d’influence. Dans de nombreux endroits d’Afrique subsaharienne, le rôle des rassemblements, des panneaux d’affichage et des interactions personnelles demeure important. Mais cela ne minimise pas pour autant le rôle d’Internet. Par exemple, en Sierra Leone, où l’accès à Internet et aux médias sociaux est faible, les quelques personnes qui utilisent Internet et accèdent à l’information influencent ceux qui ne sont pas connectées. On observe également un système hybride qui croise les méthodes basées sur l’utilisation de données personnelles et les méthodes traditionnelles (meetings, affichage, porte-à-porte). Dans ce cas de figure, les données collectées sur Internet comme les adresses et les lieux de déplacement des personnes peuvent être utilisées de façon stratégique, pour savoir où placer un panneau d’affichage, où organiser un rassemblement politique.

Comment le débat public et politique pour protéger les données personnelles des citoyens prend-il forme, et comment ces derniers peuvent-ils se protéger de ces campagnes d’influence ?

La protection des données est abordée de différentes manières. Par exemple, au Zimbabwe, une entreprise de télécommunications a été la cible de critiques après avoir été accusée d’avoir partagé en 2018 des numéros de téléphone avec le parti au pouvoir, la Zanu PF. Ce débat s’est tenu principalement dans les journaux. Au Kenya, il y a eu des tentatives pour créer un système national intégré de gestion de l’identité (NIIMS) qui relierait les documents d’identité des personnes à leurs données biométriques, aux registres du cadastre, aux registres scolaires et à d’autres informations personnelles détenues par divers organismes gouvernementaux, mais cela n’a pas pu être mis en place en raison d’un débat qui a eu lieu au niveau de la Haute Cour du Kenya. Cette dernière estime qu’il faudrait au préalable qu’une loi sur la protection des données personnelles soit mise en place.
Protéger les données personnelles des citoyens passe par des approches diverses, dans le champ du droit, des médias, des experts en technologie et des citoyens, et celles-ci doivent être tenues séparément et collectivement. Tactical Tech a publié un guide de l’électeur sur les données personnelles, qui liste les étapes essentielles dans cette démarche. Mais le plus important actuellement, c’est que ce sujet occupe davantage le débat public.

Plusieurs présidentielles sont prévues ces prochaines semaines, en Guinée, en Côte d’Ivoire, au Niger, en Tanzanie… Avez-vous déjà identifié des stratégies mises en place par certaines compagnies pour influencer les électeurs ?

Ces pays ont été très peu mentionnés lors notre table ronde. Nous avons seulement mentionné le logiciel de surveillance Pegasus en Côte d’Ivoire. Cependant, deux questions importantes ont été soulevées concernant ces pays. Premièrement, vu qu’il y a une plus grande utilisation des outils permettant d’influencer les électeurs au Nigeria et au Kenya, comment seront-ils potentiellement utilisés en Guinée, en Tanzanie et dans d’autres pays ? Deuxièmement, comment pouvons-nous nous assurer que la manière dont ces méthodes seront relayées par les médias dans ces pays en question ?

Très peu de financements sont, hélas, accordés pour étudier le sujet en Afrique subsaharienne, et la plupart des personnes qui maîtrisent ces enjeux travaillent pour les entreprises impliquées dans l’utilisation de données personnelles à des fins politiques. Elles sont donc peu susceptibles de partager les informations sur la façon dont elles opèrent, ou pour émettre la moindre critique. Nous souhaitons voir un changement dans l’orientation des investissements, de façon à ce que les chercheurs universitaires et indépendants d’Afrique subsaharienne puissent suivre l’utilisation des données tout au long du processus électoral, et non pas se contenter des informations révélées après les scrutins.

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