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Politique industrielle : l’Europe, victime de la vertu?

L’Europe du marché unique ne joue plus selon les mêmes règles que les économies concurrentes. Dans le contexte actuel, le modèle sur lequel son marché fonctionne est-il désuet ?

Dans une économie globalisée, la politique industrielle est mise au placard au profit des forces de marché. Mais avec les récentes poussées nationalistes dans certains pays, tels que les Etats-Unis du Président Donald J. Trump ou la Chine de Xi Jinping, les dirigeants remettent le « patriotisme économique » à l’ordre du jour, et corrompent les règles de concurrence pure et parfaite, afin de favoriser la genèse de géants nationaux...

Résumé

  • Historiquement, l’économie française est régie par un État interventionniste, fort et stratège. De Colbert à De Gaulle, la tenue de politiques industrielles a permis l’érection d’entreprises robustes dans des domaines stratèges. 
  • La politique industrielle, en plus d’accompagner une entreprise dans sa croissance et sa lancée dans le marché mondial, aide aux développement d’industries dont le coût de production est caractérisé par des coûts fixes importants, et dont seule l’initiative privée ne suffirait pas à lancer (Domaine de l’aéronautique, des transports, de l’énergie, des nouvelles technologies…).
  • C’est en effet dans le cadre de la politique des Champions Nationaux, sous le mandat De Gaulle, que de grands projets industriels sont menés. Le paquebot France (1960), le porte-avion Foch (1960), le projet TGV (1966), le premier sous-marin nucléaire (1967), le Concorde (1969), le programme nucléaire civil Français (1960).
  • Cet effort public aide au développement industriel et technologique de la France, à sa modernisation et à son émancipation de la tutelle américaine qui s’exerce à travers l’OTAN, grâce à son industrie militaire en pleine croissance.
  • À la suite de la Seconde Guerre mondiale naît et s’affirme progressivement une communauté économique entre les États européens, qui mènera par la suite à la création de l’Union Européenne. Son projet est d’inciter les pays européens à unir leurs forces pour rester indépendantes et souveraines au sein d’un monde bipolaire.
  • Mais la poursuite de l’intégration européenne sous le mandat Giscard, donne un coup de frein à la lancée industrielle française. L’Union Européenne, régie par la loi du marché et la volonté d’une concurrence non faussée, interdit par ses traités les outils propres à la politique industrielle (subventions, commandes d’État)
  • Dans le même temps, les puissances concurrentes à l’Union Européenne, comme les États-Unis de Donald Trump ou la Chine de Xi Jinping, rompent avec les principes de concurrence parfaite et de libre-échange instaurés dès la fin de la Seconde Guerre Mondiale, et n’hésitent pas à mener des politiques industrielles et commerciales, à la défaveur des producteurs et des consommateurs européens. 
  • Dans ce contexte, la concurrence à marche forcée au sein de l’Union Européenne semble désuète, puisqu’elle empêche  la genèse de champions nationaux européens, ce qui rend les pays européens dépendant des industries étrangères dont la croissance a été tirée par une politique industrielle, et qui s’emparent des parts de marché (les GAFAM par exemple).

ARTICLE DEVELOPPE

La politique industrielle se traduit par la volonté de lancer, de soutenir et d’affirmer certains secteurs industriels nationaux plus ou moins stratégiques, afin de dynamiser l’innovation mais également de gagner en souveraineté et en indépendance. Concrètement, cela signifie ne plus dépendre des importations étrangères pour subvenir aux besoins nationaux par la promotion d’une production nationale. Pour cela, l’État a recours à divers instruments comme les subventions, les exemptions d’impôts, la protection contre la concurrence étrangère en imposant des taxes aux importations, les aides sectorielles (l’exemple récent du plan de soutien au secteur automobile en France avec 8 milliards d’euros d’aide, des investissements et des prêts garantis par l’État au cours de la récession qui fait suite au coronavirus),  et la création d’entreprises publiques entre autres. La politique industrielle tend même à se confondre avec la politique commerciale, avec le recours aux douanes et à la dévaluation de la monnaie afin de rendre la production nationale plus compétitive.La dévaluation compétitive se traduit par le fait que la banque centrale d’un pays achète des devises étrangères en échange de sa devise nationale. Ainsi, la devise nationale étant vendue et donc mécaniquement moins demandée, sa valeur baisse relativement aux autres devises. De fait, on abaisse le taux de change de notre monnaie afin que les produits nationaux coûtent moins chers que les produits étrangers dont la valeur s’exprime en devise étrangère. On favorise ainsi les exportations, et on pénalise les importations

Depuis la déréglementation de l’économie des années 1980, favorisée par les gouvernements libéraux et conservateurs Britannique de Margaret Thatcher et Américain de Ronald Reagan par la promotion de l’atlantisme (c’est à dire la coopération entre les pays adjacents à l’océan Atlantique Nord), les privatisations massives, les baisses d’impôts, et la réduction du déficit public, l’intervention des États dans leur économie est moindre. Dans le même temps, la Construction Européenne se poursuit et entérine l’idée que la concurrence pure entre les États est synonyme d’innovation et de croissance économique à long terme. C’est effectivement à travers la Communauté économique européenne que l’on introduit pour la première fois des mesures libre-échangistes à l’échelle d’une communauté de pays européens, comme la suppression des taxes douanières entre les pays membres, ou la libre circulation des biens et des capitaux. Progressivement, d’autres traités vont venir approfondir cette tendance, jusqu’à la création d’un marché unique, permettant la libre circulation des capitaux, de la main d’œuvre, des moyens de production et des biens et services. 

Mais le récent repli national des économies concurrentes à l’Union Européenne, depuis l’élection de Donald Trump notamment aux États-Unis, et les champions nationaux qui en ont émergé, révèle que les pays européens ne sont désormais plus dans la course sur le plan industriel et technologique notamment. Lorsque les États-Unis ont les GAFAM et la Chine les BATX, l’Union Européenne n’a pas d’équivalents. Le carcan législatif imposé par le marché unique et libre européen est-il désuet dans ce contexte ? N’empêche-t-il pas la genèse et l’enracinement de secteurs forts ?

L’héritage Colbertiste Français: un Etat interventionniste et une industrie forte

En France, l’État intervient historiquement dans la formation d’une stratégie industrielle nationale. Sous la monarchie de Louis XIV, Colbert, ministre des Finances, désire l’indépendance économique et le rayonnement mondial de la France. Il mène une politique économique interventionniste, et fonde la Compagnie des Indes Orientales et des Indes Occidentales dès la fin du 17è siècle, leur confère le monopole de l’activité et des privilèges fiscaux, afin de concurrencer les Hollandais et les Anglais.

Il développe l’industrie et crée des manufactures subventionnées par l’État, telles que Saint-Gobain pour le verre, ou Les Gobelins pour les tapisseries et le tissu. Mais l’intervention de l’État ne se limite pas à l’érection de manufactures et de compagnies. Des subventions aux exportations, des avantages fiscaux et des commandes publiques contribuent à soutenir l’activité en l’enracinement de ces industries nouvellement créées. À la même époque, l’instauration des douanes les protège des importations plus compétitives, dans le domaine de la draperie, notamment, où la concurrence anglaise et hollandaise est rude. On parle de protectionnisme éducateur. Ce dernier concept est théorisé par Friedrich List au cours du XIXe siècle, il consiste en la protection d’une industrie nationale naissante le temps de sa croissance et de sa pérennisation, avant de l’insérer dans la concurrence internationale. 

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et l’aide du plan Marshall, l’effort de reconstruction de l’industrie dépasse les autres considérations politiques. De Gaulle, dans la lignée du Colbertisme, affiche dès la République nouvelle, en 1945, la volonté de faire de la France un État souverain et indépendant. À l’aube des années 60, les gouvernements d’Europe occidentale prennent conscience de l’avance qu’ont les États-Unis en termes d’industrie et de multinationales, et décident de s’allier économiquement sous l’égide de la Communauté Économique Européenne (CEE) notamment. On use alors de fusions, c’est-à-dire des opérations juridiques par lesquelles une société transmet son patrimoine à une autre société, de sorte qu’à terme, elles ne forment plus qu’une seule société, de contrôle d’investissements étrangers, c’est-à-dire contrôler que ceux-ci ne dépassent pas un certain seuil de part du droit de vote au sein du conseil d’administration, ainsi qu’une aide au développement des industries nationales, par le biais de subventions. C’est la politique des champions nationaux. Les champions nationaux sont des entreprises sélectionnées par la puissance publique et érigées afin de dominer un secteur la concurrence internationale, par le moyen des outils évoqués précédemment. De Gaulle initie alors ce qu’on appellera la “Troisième voie économique”, c’est-à-dire un nouveau rôle donné à l’État :  interventionniste, planificateur et modernisateur de l’industrie. Cette Troisième voie est à mi-chemin entre la social-démocratie* et le libéralisme (La social-démocratie est un socialisme qui intègre dans son modèle des éléments propres au capitalisme et au libéralisme). Cette stimulation de l’industrie mène la France sur le devant de la scène internationale en termes de recherche et développement technologique et scientifique.

source : wikipédia

C’est en effet au cours des années 60 que l’on lance le paquebot France (1960), le porte-avion Foch (1960), le projet TGV (1966), le premier sous-marin nucléaire (1967), le Concorde (1969), le programme nucléaire civil Français (Cadarache en 1960 et Chinon en 1963), et que l’on poursuit la conquête spatiale avec la fusée Diamant (1965), juste derrière les États-Unis et l’URSS. La France se modernise, améliore son réseau de transport, devient progressivement souveraine énergiquement et s’émancipe de la tutelle Américaine qui s’exerce à travers l’OTAN, grâce à son industrie militaire en pleine croissance. 

Mais malgré le fait qu’elle ait été leader dans l’innovation scientifique et technologique dans les années 1960 grâce à une politique industrielle forte, la France est désormais reléguée au second rang.

Le marché européen et la concurrence non faussée : la volonté d’atténuer l’intervention de l’État et de laisser faire le marché

La construction européenne se poursuit au cours des années 70 et avance progressivement dans une logique d’intégration économique renforcée, à travers une unification des politiques économiques. L’ambition est de contrebalancer les superpuissances concurrentes telles que les États-Unis et l’URSS, et d’être indépendante dans un monde bipolaire. On considère alors la concurrence entre chaque État membre comme émulateur d’innovation, comme moteur de croissance économique sur le long terme. Avec l’instauration d’un tarif douanier commun, le marché unique instauré par l’Acte Unique (1986) et le régime des quatre libertés qui en découle, liberté de circulation des biens, des personnes, des capitaux et des moyens de production, la monnaie unique parachève le tableau d’une Europe de la concurrence, avec un marché libre. La concurrence est la condition préalable au marché unique afin que celui-ci soit efficient. L’idée consiste en ce sens que chaque entreprise et chaque État membre joue selon les mêmes règles du jeu. De fait, la plupart des instruments de politique industrielle sont hors d’usage. La Commission Européenne est chargée de veiller à ce que le cadre de la concurrence soit respecté, et que rien ne l’entrave. Elle dispose de moyens de contrôler les monopoles et les aides d’État. 

source : touteleurope.eu

Concernant les aides d’État, la Commission s’assure que les États, par le biais de subventions, de taux d’intérêt faibles ou d’investissements publics, ne contribuent pas à une distorsion de la concurrence. L’aide d’État est définie en ces termes, dans l’article 107, paragraphe 1 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE) :

“Sont incompatibles avec le marché intérieur, dans la mesure où elles affectent les échanges entre pays de l’Union européenne, les aides accordées par un pays de l’Union européenne, ou au moyen de ressources d’État sous quelque forme que ce soit, qui faussent ou qui menacent de fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises ou certaines productions. Les quatre critères suivants doivent être réunis pour qualifier une aide d’État :- L’aide est accordée par l’État ou au moyen de ressources d’État- Elle favorise une ou plusieurs entreprises par l’octroi d’un avantage sélectif – Elle fausse ou est susceptible de fausser la concurrence- Elle affecte les échanges entre les pays de l’Union européenne”

Article 107 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne

Toutes ces dispositions supposent indirectement la proscription d’une politique industrielle nationale, puisque les subventions, les exonérations, et l’intervention étatique dans la construction de nouvelles industries sont bannies. En même temps, la monnaie commune empêche le recours à la dévaluation compétitive pour mener des politiques commerciales. La dévaluation de la monnaie nationale est un outil incontournable dans la tenue d’une politique commerciale. Par la baisse de la valeur de la monnaie nationale, donc la baisse du taux de change, les produits nationaux deviennent relativement moins chers à l’exportation, ce qui dynamise la demande extérieure. À l’inverse, les importations deviennent relativement plus chères, ce qui décourage la demande nationale de consommer des produits étrangers. Le processus a pour but de rendre plus compétitive la production nationale, en diminuant sa valeur.

Des concurrents internationaux qui ne jouent pas selon les mêmes règles : concurrence à marche forcée pour l’Europe contre un interventionnisme prononcé chez les puissantes concurrentes

En cette même période, certains pays concurrents, tels que les États-Unis et la Chine pour citer les plus gros, n’hésitent pas à intervenir dans leurs économies, s’extrayant des principes de multilatéralisme et de concurrence internationale établis depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. En émergent des entreprises qui exercent une position dominante sur les entreprises européennes, puisqu’elles se sont émancipées des contraintes découlant des principes de libre-échange et de concurrence pure et parfaite. Ces dernières ayant bénéficié de tuteurs publics pour renforcer leur potentiel de croissance et leur affirmation sur le marché mondial, les entreprises européennes, encore soumises aux contraintes législatives, sont beaucoup plus fébriles lors de leur insertion sur le marché mondial.

De la Chine et des Etats-Unis notamment ont été érigés des champions nationaux dominant les marchés mondiaux, et ce dans des secteurs stratégiques, tel que le numérique. Respectivement, les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi) pour la Chine et les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) pour les Etats-Unis. Ces géants nationaux n’ont pas leur équivalent en Europe du fait du carcan législatif, des traités rigides et contraignants, qui bannissent en partie le recours aux fusions, de peur que les géants érigés aient un comportement d’abus de position dominante auprès des consommateurs. 

En plus de ne pas être capables de faire face à des menaces concurrentielles dans des secteurs stratégiques, nous ne sommes pas souverains. Dans un moment de l’Histoire où l’économie est régie par l’informatique, assurant la circulation en temps réel de l’information au sein de la chaîne de production, Google représente en 2020 92,05% des parts de marché des moteurs de recherche en France, tout appareil confondu. Ce phénomène s’appliquant à l’ensemble des pays européens, l’économie européenne est donc totalement dépendante du service informatique américain.

De la même façon, le refus par la Commission Européenne du projet de fusion d’Alstom-Siemens en 2019, entreprises du secteur ferroviaire, illustre la rigidité des institutions dans l’application du droit du marché intérieur, alors que nous subissons l’empiètement des principes de concurrence de la part des concurrents étrangers.

Plus encore, en plus d’empêcher la création de géants nationaux dans un but purement concurrentiel, nous renonçons en même temps à l’idée de souveraineté dans des secteurs clefs, essentiels pour répondre aux enjeux de demain. En refusant de flexibiliser le cadre législatif, nous empêchons l’émergence et la pérennisation d’industries lourdes aux coûts fixes importants, qui ne peuvent naître de la seule initiative privée. Le secteur ferroviaire par exemple, industrie prometteuse puisque principal substitut au transport aérien et routier pour imaginer un futur neutre en carbone, est relégué à notre concurrent Chinois, CRRC. Quant au secteur des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), quand nos concurrents travaillent sur le développement de la 5G, nous, européens, n’avons toujours pas de moteur de recherche propre équivalent en puissance, malgré les ébauches de Qwant et Ecosia.

La législation européenne semble donc désuète dans un environnement concurrentiel empiété depuis longtemps déjà. Il est donc aujourd’hui nécessaire de moderniser le droit de la concurrence européenne ou de s’en émanciper totalement. Les règles imposées par le marché unique européen bannissent toute idée d’émergence d’entreprise capable de faire face à la concurrence extérieure, et oblige les pays européens à s’incliner devant la Chine et les États-Unis.

https://oeconomicus.fr/politique-industrielle-leurope-victime-de-la-vertu/

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