QU’ENTENDRE PAR SOUVERAINETÉ EUROPÉENNE ? 

Conférence PanEurope du 8 avril 2021 par Lionel TOURTIER, Président de la Fondation Descarpentries, Président de Generations ERIC

Propos introductifs par Éric CAMPION, Président de PanEurope France

Le contexte international pousse l’Union Européenne à se réinventer et à redéfinir la souveraineté européenne.

Conférence de Lionel TOURTIER1

Faisant le constat que l’Europe communautaire a du mal à gérer cette crise sanitaire et que la solidarité au sein de l’UE fait défaut, Lionel Tourtier nous propose d’explorer la notion de souveraineté en trois parties.

  1. Qu’est-ce que la souveraineté ?

La souveraineté a clairement pris une nature différente avec la Révolution Française de 1789 et la rédaction de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (DDHC). Depuis lors, tout principe de souveraineté prend corps avec la Nation. Souveraineté et Nation sont intrinsèquement liés. Comme nous l’explique Lionel Tourtier, la souveraineté est une notion abstraite et indivisible. Ces deux caractéristiques sont très importantes.

Les deux visions de la Nation

Il y a deux conceptions en Europe du terme « nation », impactant de fait le rapport à la « souveraineté ». L’une est française et l’autre est allemande. Cette différence de conceptions peut d’ailleurs être perçue comme l’une des causes majeures du dysfonctionnement contemporain des institutions européennes.

  • La vision d’Ernest RENAN (1882), une vision subjective de la souveraineté : Selon Renan, la nation est issue de faits convergents. La Nation ne s’est pas fait dans la pacification, mais au contraire, dans les luttes et les guerres. Pour que le peuple assume cette nouvelle situation de Nation, il faut qu’il accepte de perdre une partie de son passé. En partant de ce postulat, la Nation est perçue comme une âme et un principe spirituel. Ce dernier se décompose en deux parties : le passé d’une part, et le consentement volontaire de vivre ensemble pour valoriser ce leg. C’est pourquoi Renan disait que la Nation est un plébiscite de tous les jours. De Gaulle se rapproche de cette vision. S’il n’évoque pas souvent le terme de « nation », il parle volontiers de la « mystique de la France ». Néanmoins, cette vision est critiquée car la mystique associée à l’idée de Nation fait craindre la montée des nationalismes, et avec la guerre.
  • La vision de Johann Gottlieb Fichte, une vision objective de la souveraineté : Pour Fichte, la Nation est un ensemble très factuel, de traditions, de langues, de littérature ect. Cette vision s’inscrit dans un contexte de risque d’invasion par Napoléon de l’Allemagne de l’époque. Cette vision est complétée par Hegel, qui développe quant à lui une vision organique de la nation. Il y a une nécessité que le peuple s’exprime et que l’Etat puisse coordonner et agir pour le bien commun.

Considérant ces approches, on observe une divergence fondamentale entre la vision allemande et la vision française. Une étude contemporaine a d’ailleurs été dans ce sens, montrant que cet antagonisme persistait dans le fonctionnement de l’Europe communautaire. Cette divergence s’est non seulement installée au sein des institutions, mais elle s’est aussi complexifiée.

Le rapport État – souveraineté – peuple

L’Etat est le bras séculier de la souveraineté de la Nation. On est dans une perspective qui est que l’Etat n’a de légitimité que par la souveraineté. Nation, souveraineté et peuple doivent s’articuler. La souveraineté s’exprime par le peuple. Ceci doit se faire dans un cadre représentatif et majoritaire, sans quoi, il n’y a pas de souveraineté. Pire, si l’Etat n’est pas soutenu par son peuple il n’est plus capable d’assurer la souveraineté de la nation. Or, aujourd’hui on observe une crise de la démocratie représentative en Europe, au sens où le peuple boude les élections. De fait, les décisions sont prises par ceux qui ont été élus par ceux qui se sont déplacés pour voter, et par conséquent, toute une partie du peuple européen ne se reconnaît plus dans les orientations prises.

Se pose également la question de l’identité. Comme la nation, cette notion est sujette à la critique. Comme il y a une identité du peuple, on observe des antagoniste entre les essentialistes (pour qui l’identité est invariante) et les constructivistes (qui considèrent que l’identité est changeante).

Le vivre-ensemble c’est accepter un leg historique, et faire en sorte que l’on soit ensemble pour valoriser ce leg historique. Le problème de l’UE serait peut-être alors un leg passif, et l’absence d’outils pour valoriser ce leg.

  1. L’Union Européenne communautaire est-elle une nation ?

A la lumière de ces éléments de définition, Lionel Tourtier a posé la question de la nature même de l’Europe communautaire. L’UE est-elle une Nation ? Sinon, quelle est sa nature ? Et quid de sa souveraineté ?

Selon la définition de Renan et la vision subjective de la Nation, il n’existe pas de « nation européenne ». Par conséquent, il n’existe pas de souveraineté européenne. En effet, si l’UE dispose bien d’une civilisation commune, il n’y a pas de peuple européen.

Ceci étant dit, si l’on prend du recul, Lionel Tourtier nous ajustement fait remarquer que mise à part la France, il n’y a pas de Nation en tant que telle. Par ailleurs, Lionel Tourtier souligne l’hétérogénéité culturelle et politique des blocs qui constituent l’Union Européenne (Europe du Nord, les nations saxonnes, l’Europe du Sud : Espagne, les Pays Baltes et la Pologne, les ex-PESCO, les Balkans, le bloc macédonien, le bloc scandinave). Finalement, 8 pays dominent la région regroupant 75% de la population, et représentant 80% du PIB. En découle des intérêts et des visions divergentes. Par exemple, les Pays-Bas, tournés vers l’OTAN et systématiquement opposés à la Russie, sont passé d’un registre europhile à un registre eurosceptique. Les Pays-Bas ne sont pas entrés dans l’UE pour créer une nation mais plutôt pour dépolitiser les rapports entre l’Allemagne et la France, et pour pouvoir se protéger. Il y a une vision néerlandaise, loin d’être en adéquation de la volonté de créer une Nation européenne.

Quand on regarde la construction européenne, on est dans un OVNI. C’est un système hybride ni Etat fédéral, ni confédération. L’UE c’est un machin où il y a un peu de fédéralisme, un peu de fédéralisme et on mélange les genres.

Tout ceci explique les dysfonctionnements de l’UE : il est compliqué de dégager un intérêt commun sur une base hétérogène. On a bien cette problématique de la gouvernance européenne. Ces divergences ont pris corps dans 2 courants qui s’opposent et cherchent à se neutraliser mutuellement: l’euroscepticisme qui s’oppose au fédéralisme, et les europhilie en faveur du fédéralisme.

Aux divergences sur l’approche de la nation et de la souveraineté, il y a un élément nouveau qui s’est greffé : le fondamentalisme du droit de l’hommisme. La constitution allemande va clairement dans le sens du droit de l’hommisme. Cela pose la question de l’Etat de droit, et du droits des Nations les unes vis-à-vis des autres.

  1. Quelles vont être les conséquences de la révolution numérique, véritable disruption civilisationnelle ?

La révolution numérique apporte une nouvelle dimension à la question de la souveraineté au travers de la fin des frontières que suppose une civilisation numérique.

Pour commencer, Lionel Tourtier nous a rappelé que la révolution numérique ne peut pas être comparée aux révolutions industrielles du XIXe siècle. Elle est différente pour au moins deux raisons. La première est que le numérique ne produit rien. Le pouvoir vient de la gestion des données, et non dans la production.  Surtout, l’idéologie politique et économique qui accompagne la révolution numérique s’éloignent de la souveraineté et la remettent en cause. Les clients sont universels et la plateformes internationales. Les GAFAM, ces géants d’Internet, sont animés par l’idée de créer une nouvelle civilisation. Cette idéologie est perceptible à travers les discours de leur PDG dans lesquels transpire l’idée d’un universalisme numérique, d’un anarcho-capitalisme.

Par ailleurs, au-delà de menacer la notion de souveraineté politique, le développement des GAFAM pose la question de la souveraineté militaire. La souveraineté militaire est désormais liée à la souveraineté numérique car cette dernière suppose la maîtrise technologique. C’est l’indépendance de l’armement qui permet à l’Etat de jouer sa carte au niveau international. Dans cette nouvelle configuration, l’UE perd du terrain parce qu’elle ne maîtrise plus les éléments du numérique. L’effacement de l’Europe se fait au profit de 2 pôles : la Chine et les Etats-Unis. Mais, l’UE ne semble pas prendre le bon chemin, incapable de créer une défense commune. Or, les économistes montrent que s’il y a eu l’émergence d’une puissance numérique, c’est bien parce que l’armée américaine a financé les programmes de R&D en la matière. Google ne serait pas Google si l’armée US n’avait pas financer les projets de R&D. Et on observe le même processus en Chine, où la démocrature finance les puissances du numérique.

Retranscription du débat

  • La souveraineté ne doit-elle pas d’abord d’abords se construire sur une identité? Une certaine harmonisation des modes de vie en Europe avec l’intégration du social à l’économique pourrait-il être le support de cette identité?

Alain TOURTIER (AT) : Selon Renan, l’identité n’est pas stable. Elle est unique mais peut évoluer. La nation ne s’appuie pas sur une identité mais sur l’histoire. C’est l’histoire qui est la base, le socle de la nation. Une nation ne se construit pas sur des identités. Exemple des catalans.

  • La diversité linguistique et culturelle est-elle un frein à la construction d’une Europe puissance?

AT : Oui, et d’ailleurs on sous-estime l’importance du langage. C’est un mode de construction de la pensée, une appréhension du monde. Le choix de l’anglais pose question. La puissance de la langue anglaise a introduit une perversion à Bruxelles en faveur des Anglais.

  • Quel élu Français porte un véritable projet de nation européenne ? Existe-t-il une autre voie de gouvernance pour peser face aux Etats unis et la Chine, car l’enjeux véritable semble bien là ?

AT : La France n’a pas la profondeur suffisante. La concurrence est antinomique d’une stratégie européenne commune. Il y a un enjeu de recentrer l’Europe communautaire pour lutter contre la puissance américaine et la puissance chinoise. Il manque encore à l’Europe un arsenal juridique pour se protéger de la logique d’extraterritorialité américaine. La réglementation américaine cherche à fausser le jeu. Il y a un vrai dilemme. Mais pour autant faut-il aller vers un Etat fédéral pour mettre en place une stratégie commune. Comment construire une stratégie industrielle européenne ?

La classe politique n’est plus outillée culturellement, philosophiquement, historiquement.

  • La souveraineté ne se partage pas. Il ne peut pas y avoir de souveraineté européenne et de souverainetés nationales. Ne devrait-on pas parler plutôt d’Europe puissance fondée sur des souverainetés nationales d’Etats voulant établir un projet commun, ce qui suppose de revenir à une Europe partageant la même civilisation?

AT : C’est exactement la vision gaulliste. Il faut resserrer les Etats qui ont un réel projet, régler les problèmes de la zone euro.

  • Le point de la révolution numérique et sa conséquence de risque de destruction civilisationelle est majeur.

AT : La vulnérabilité c’est le terreau que constituent les jeunes. Ils sont peu intéressés par la politique.

  • Comment rester optimiste dans tout ça ?

AT : La situation n’est pas aussi grave qu’en 1940 ou qu’en 1945. Il faut se retrousser les manches.

  • Je constate que les entreprises collaboratives (Blabla, Uber…) montent en puissance et sont en cohérence avec la culture d’aujourd’hui. Pensez-vous que la culture européenne soit propice pour développer cette nouvelle économie ?

AT : L’interrogation que l’on doit se poser : réfléchir comment on apporte des couvertures sociales dignes de ce nom ?

Il faut revoir tous les processus scolaires pour mieux éduquer les enfants à ces nouveaux environnements. Préconisation : sur 5 ans aider les entreprises pour rehausser le niveau de qualification pour prendre le virage de la fracture numérique.

1 Les propos tenus sont personnels et n’engagent pas de la Fondation.

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